Marek Janowski mûr et sûr dans un Schubert d’autoroute
Franz Schubert : Symphonies no 8 en si mineur D. 759 (« Inachevée »), no 9 en ut majeur D. 944 (« La Grande »). Orchestre philharmonique de Dresde, direction : Marek Janowski. Novembre 2020. Livret en anglais, allemand. TT 79’02. SACD Pentatone PTC 5187 065
Grisé par le moteur et sans halte, que demeure du paysage ? Soupirera-t-on notre préférence des chemins vicinaux et des routes accidentées ? Alors que le contrat de Marek Janowski avec la Philharmonie de Dresde a récemment pris fin, on aurait aimé saluer avec enthousiasme ce fruit schubertien de leur collaboration. D’autant que, sauf erreur, il s’agit du premier disque que le vénérable maestro, né en 1939, consacre au Viennois. Hélas, du haut d’une carrière qui inspire l’admiration, son interprétation des deux célèbres symphonies nous laisse incrédule, voire dépité. On sait depuis longtemps que cette baguette germaniste suscite plus de rigueur que de fantaisie, mais elle trouve ici ses limites en terme d’expressivité –ce qui n’était pourtant pas un vain enjeu dans les terres lyriques de « L’Inachevée ».
On pourrait résumer en disant que cette prestation valorise l’harmonie davantage que la mélodie (l’intensification à 7’14 ; à 8’06-, la proéminence du choral de bois dans le climax de l’Allegro moderato, –on n’est pas certain que cette surexposition inaccoutumée serve l’équilibre des masses), et privilégie le débit métrique sur la souplesse rythmique. Le bilan déçoit plus encore dans l’Andante qui, pour être désigné con moto, est pourtant censé apporter un répit après le premier mouvement, alors que dans cette rigide exécution bouclée en moins de dix minutes, les deux pans de l’œuvre rivalisent d’énergie et n’apportent pas le contraste de tempo attendu. Le discours s’engrène méthodiquement, quasiment sans respiration dynamique ni ponctuation. Excitée par la scansion des cordes, la clarinette (1’56) s’empresse de prendre un envol qu’elle semble subir, tuant dans l’œuf le charme du cantabile. La transition (3’22-4’16) mène vigoureusement et sans âme vers la reprise. Le parcours n’est certes pas vidé de son drame, mais qu’en reste-t-il quand il ne communique aucun sentiment ? Un décor ? Comme ce survol semble froid et strict…
De tels ingrédients peuvent a priori mieux convenir au vitalisme de « La Grande ». Qu’on ne s’y laisse pas tromper par le généreux minutage : Marek Janowski pratique quasiment toutes les reprises, y compris dans le premier mouvement, visité sans fléchir ni s’attendrir, et non sans prosaïsme (les bois à 4’13). Malgré sa poussée fermement orientée qui évite toute ornière, le flux reste propulsif et linéaire, sans relief émotionnel ni même instrumental (trombones guère saillants). Inutile de rappeler combien émoustillaient par comparaison les glorieuses réussites d’Ataulfo Argenta avec les Cento Soli (Club Français du Disque) et de Rudolf Kempe à Munich (CBS), pour citer deux anciennes références toujours au sommet.
Engrené sur une autoritaire pulsation, où l’on apprécie toutefois les contrechants chambristes des cordes (0’47-0’59 –une des rares idées rafraichissantes entendue en ce disque), l’Andante con moto confirme des interventions corsetées, enflant le son au manomètre, voire des vents sans subtilité. Ce n’est pas dans cette lecture qu’on s’attendrira de la section en fa majeur (3’08). Après les semonces de cuivres de la mesure 232&s, que le chef tamise drument, comme une séquelle de lecture HIP, le passage élégiaque et la déambulation en si bémol mineur (8’38) osent de nettes oppositions de tempo qui reflèteraient une intention narrative. Mais la dialectique d’émoi et d’introspection de cette ballade parmi les plus touchantes du Romantisme alterne ici sous une mécanique pauvre de sensibilité.
Dans le Scherzo, on regrette d’avouer que les cordes dresdoises ne sont ni les plus précises ni les plus tranchantes qu’on imaginerait. S’y ressent une confrontation entre un matériau qui se voudrait spontanément pulpeux, et une diction recto tono dans le sillage des récentes lectures « historicisantes » de Thomas Dausgaard (Bis) ou Antonello Manacorda (Sony) : la greffe ne convainc pas. Dommage car le Trio (5’59) animé avec soin s’avère plutôt réussi, articulé avec une suggestive éloquence qui fait souvent défaut à l’ensemble de ce SACD. Ultime avatar de nuances souvent sacrifiées : l’orchestre saxon mouline finalement un Allegro vivace sans ivresse, phrasé au kilomètre, faute de varier et graduer les vagues d’intensité.
Malgré ses quelques éclats et accès péremptoires, l’univers schubertien est aussi (surtout ?) celui de l’ombre, de la fêlure, du doute intime, de la déréliction : pour se faire idée de la synthèse entre ces pôles, quitte à verser dans une certaine noirceur, on pourra réécouter les regards d’aînés comme Hermann Abendroth, Wilhelm Furtwängler, ou Erich Kleiber. Dans l’absolu, si on devait se contenter d’un couple au sein d’une innombrable discographie, on conseillerait toujours pour la « Neuvième » l’évidence de tous les instants du rayonnant Joseph Krips à Londres (Decca, 1958), et pour « L’Inachevée » l’intemporelle sobriété d’un Pierre Monteux à Amsterdam (Philips, 1963). Quant aux deux symphonies, dans une veine traditionaliste : la séductrice Gemütlichkeit d’István Kertész avec le Wiener Philharmoniker (Decca).
Imperturbable, le témoignage volontariste et rhétorique de Marek Janowski suit son rail, sûr de ses convictions et de son emprise sur les pupitres. On ne reprocherait donc aucun « pilotage automatique », programmé à l’ordinateur de bord, sauf que cette conduite à protocole paraît suivre un itinéraire sous GPS. Plutôt que ce Schubert rationaliste et drapé de certitudes, cartographié de règle et d’équerre, caréné à force d’équation : de telles options esthétiques, pour en rester au même giron austro-allemand, ne convenaient-elles pas mieux au Beethoven avec la WDR de Cologne, dont nos colonnes ont affirmé la vision « parfois cérébrale mais toujours puissante » ? En l’occurrence, le mélomane qui veut être viscéralement transporté se cherchera une autre voiture, du moins un autre chauffeur, fût-il aguerri et respecté.
Son : 8,5 – Livret : 8 – Répertoire : 10 – Interprétation : 4,5
Christophe Steyne