Musique sacrée et Chants poétiques de Henryk Górecki

par

Henryk Mikolaj Górecki (1933-2010) : Sanctus Adalbertus, oratorio pour soprano, baryton, chœur mixte et orchestre, op. 71. Ewa Tracz, soprano ; Stanislav Kuflyuk, baryton ; Chœur et Orchestre de la Philharmonie de Silésie, direction : Miroslaw Jacek Blaszczyck. 2019. Livret en polonais et en anglais. 55.30. Dux 7651.

Henryk Mikolaj Górecki (1933-2010) :  Songs. Trois Chants op. 3 ; Deux chants sacrés op. 30bis ; Deux Chants d’après Lorca, op. 42 ; Chants des framboises bénies, fragments de Norwid op. 43 ; Deux chansons de Juliusz Slowacki op. 48 ; Trois Chansons de Maria Konopnicka op. 68 ; Trois Fragments de Stanislaw Wyspianski. 2019. Urszula Kryger, mezzo-soprano ; Jadwiga Rappé, alto ; Robert Gierlach, baryton-basse ; Ewa Guz-Seroka, piano Livret en polonais et en anglais.  Textes des poèmes en polonais, avec traduction anglaise. 85.11. 2 CD Dux 1592/1593.

Le destin du compositeur polonais Henryk Górecki aura été profondément marqué par une partition considérée comme essentielle, mais qui a occulté en grande partie le reste de sa production. En 1976, ce natif de Czernia en Silésie, dans le sud de la Pologne, compose sa Symphonie n° 3 op. 36 « Symphonie des chants douloureux » pour soprano et orchestre, dont l’impact est alors limité. Près de quinze ans plus tard, en 1990, la firme Nonesuch en publie un enregistrement, avec la cantatrice Dawn Upshaw et le London Sinfonietta sous la direction de David Zinman, qui fait sensation (auparavant, quatre gravures sont demeurées dans l’ombre). En raison d’une campagne médiatique bien menée, et parce que la partition et cette interprétation sont d’une grande accessibilité émotionnelle, le disque se vend à près d’un million d’exemplaires. Revers de la médaille : en dehors de cette musique fascinante, lente et contemplative, l’œuvre globale de Górecki demeure méconnue et n’atteint pas la notoriété de celle de Krzystof Penderecki ou d’Arvo Pärt, alors qu’une partie de son corpus se rapproche de ce dernier.

Né en 1933 dans une famille où l’on pratique la musique en amateur, Górecki est orphelin de mère (elle meurt à 26 ans) dès sa toute petite enfance. Il est de santé fragile : avant ses 25 ans, il fera plusieurs séjours en clinique. Tout au long de son existence, ce type de problèmes le poursuivra. Il n’entre qu’assez tard à l’Académie de Musique de Katowice, en 1955, après avoir été instituteur. Il apprend le piano, le violon, la clarinette et la composition. On le retrouve à Paris au début des années 1960 ; il y entend et rencontre l’avant-garde, ce qui influence son style. Il compose des partitions d’accès ardu, avec un sonorisme percussif et dissonant qui déconcerte, et se lance dans le sérialisme à la manière de Pierre Boulez. De retour à Katowice, il y enseigne pendant une dizaine d’années, se forgeant une réputation de professeur exigeant et redouté. Peu à peu, son écriture bascule vers le minimalisme à la manière d’Arvo Pärt, il passe du modernisme à la simplicité mélodique. Ancré dans la tradition nationale, profondément attaché à la religion catholique et à son culte, Górecki est fréquemment en conflit avec les autorités communistes. Il ne cache pas son admiration et sa dévotion au pape Jean-Paul II et affiche son soutien au mouvement Solidarnosc. Les soucis de santé étant toujours fréquents, ils ralentissent sa production qui ne compte que 85 opus, dont un grand nombre est de courte durée. On compte ainsi essentiellement quatre symphonies (la dernière a été achevée par son fils, Mikolaj, lui aussi compositeur), musique vocale et sacrée, et musique de chambre.

En 1997, la Pologne commémore le millénaire du décès de Saint Adalbert (Wojciech en polonais) qui fut évêque de Prague et mourut en martyr en voulant convertir au christianisme des tribus baltes. Il devint ensuite le patron de la Bohème, de la Pologne et de la Prusse. Dans le cadre de ce millénaire, il est prévu que Górecki écrive un oratorio pour la venue en pèlerinage de Jean-Paul II en Pologne, mais le compositeur, à nouveau malade, ne peut terminer dans les temps. Ce n’est qu’en 2015 que la partition autographe est découverte par son fils ; Górecki est décédé depuis cinq ans. Une création mondiale a lieu à Cracovie, pendant un gala qui fête les 70 ans de la création de l’Union des Editeurs polonais de Musique. La trop brève notice du CD nous apprend que cette page retrouvée est appelée « le grand Adalbert » en référence au « petit Adalbert », la cantate Salve sidus Polonorum op. 72 de l’an 2000. Pour le présent oratorio, Górecki utilise des textes des Psaumes et des écrits personnels en polonais, en latin et en tchèque. En 1979, Górecki avait déjà composé un Beatus vir op. 38 pour baryton, chœur et orchestre en hommage à Jean-Paul II, élu au pontificat l’année précédente. Là aussi, il était question d’un martyr, Saint Stanislas (Stanislaw en polonais), un évêque de Cracovie. Górecki aurait projeté une série idéale de compositions dédiées à des saints polonais ; l’une aurait été consacrée à Maximilien Kolbe, mort à Auschwitz.

L’oratorio Saint Adalbert est une œuvre qui rappelle par bien des côtés l’atmosphère contemplative et plaintive de la célébrissime Symphonie n° 3. Un sentiment de gravité et de recueillement le traverse de bout en bout, avec un fréquent fond sonore de cloches qui sonnent comme un glas, et des chœurs qui se cantonnent le plus souvent avec dévotion et respect dans un espace en suspension. Ce sentiment agit sur l’auditeur comme un magnétisme qui, dans le troisième mouvement, Hymnus, sommet de l’œuvre, se développe soudain en un climat de transfiguration. Là, les choeurs exultent et les cloches sont en fête, soutenues par un orgue. Un spécialiste de Górecki, Adrian Thomas, a précisé que cet oratorio fait référence à la fois à un chant sacré consacré à la Mère de Dieu issu du Moyen Age polonais, et au style romantique tardif d’Edward Elgar. Reconnaissons malgré tout que la grandeur n’atteint pas les sommets du maître anglais. Górecki retrouve une partie de l’inspiration de sa Symphonie n°3 dans des passages répétitifs ou planants. Mais l’envoûtement ne fonctionne pas avec autant de force, malgré l’investissement de la soprano Ewa Tracz et du baryton Stanislaw Kuflyuk qui interviennent dans deux des quatre mouvements. La partition s’achève par un Gloria solennel, enrichi par des percussions qui entraînent la fin de l’œuvre dans un climat de reconnaissance exaltée, en forme d’apothéose et de gratitude pour le souvenir du martyr célébré, avant de se fondre en fines sonorités et en battements lancinants. Les chœurs et l’orchestre du Philharmonique de Silésie sont menés avec ferveur par Miroslaw Jacek Blaszczyk. Certes, Henryk Górecki ne renouvelle pas le miracle de sa Symphonie n°3, mais cet oratorio qui contient des moments inspirés est une découverte non négligeable qui méritait bien cette résurrection posthume. Cet enregistrement de novembre 2019 est précédé d’une présentation en polonais par un narrateur, ce qui fait penser qu’il s’agit d’un enregistrement public ou radiophonique, ce qui n’est pas précisé.

Le même label Dux enrichit la connaissance de Górecki avec un album de deux CD consacrés à sept cycles de chants qui englobent toute la carrière du compositeur, de 1956 à 1996. Pour aborder ce corpus peu fréquenté chez nous, l’éditeur propose cette fois une notice plus fournie qui permet de cheminer dans l’univers de ce créateur. On apprend ainsi que le parcours de Górecki est dominé par la volonté de communiquer « ses émotions les plus profondes, les plus personnelles et les plus intimes ». Le compositeur fait appel à des textes de poètes classiques de son pays, peu connus chez nous, un seul auteur, l’Espagnol Federico Garcia Lorca, en transposition polonaise, faisant exception. Les thèmes de ces sept cycles se concentrent autour du temps qui passe, de la perte, de la mort, de la douleur, de la situation du pays natal, mais aussi autour de l’espoir, de la confiance en Dieu, de l’éternité… On sent Górecki très marqué par la maladie qui n’a cessé de le limiter au cours de son existence et par le souvenir de sa mère disparue, nous l’avons dit, lorsqu’il avait à peine deux ans. Il résulte de toute cette approche personnelle des chants dont le matériel musical est expressif, avec des couleurs souvent sombres, mais qui sont aussi marquées par des accès de brillance et de lumière. Górecki attache beaucoup d’importance au mot et au poids qu’il représente ; il tente d’en faire jaillir l’essence fondamentale. La notice précise que l’un de ses livres de chevet était un Dictionnaire étymologique de la langue polonaise et que Górecki était séduit par la capacité existentielle et la portée philosophique ou spirituelle des termes. Ses choix poétiques prennent dès lors souvent une coloration métaphysique.

Dédié à sa mère disparue, son opus 3 de 1956, d’après Juliusz Slowacki (1809-1849), qui évoque symboliquement la figure maternelle : « Je peux voir dans ses yeux qu’elle regarde son fils », puis la liberté, et d’après Julian Tuwim (1894-1953), qui parle d’un oiseau chanteur, ouvre la porte à trois mélodies le plus souvent dépouillées. Leur audition est une aventure sensible qui étreint le cœur, car Górecki dévoile une habile économie de moyens teintée d’introspection. L’écriture du compositeur est souvent sobre, ponctuée par le piano qui, la plupart du temps, demeure en retrait pour permettre au texte de s’épanouir pleinement. C’est le cas dans les Deux textes sacrés op. 30bis de 1970 inspirés par Marek Skwarnicki (1930-2013), ou dans la traduction polonaise de Deux chants de Lorca op. 42 (1956 et 1980), un Nocturne et une Malaguena, très contrastés dans leur tension dynamique. Le premier CD se termine par le cycle des Framboises bénies de 1980 d’après Cyprian Kamil Norwid (1821-1883), au romantisme appuyé et solennel. Dans le CD qui suit, on trouve trois cycles d’au-delà de la cinquantaine de Górecki, sur de nouveaux poèmes de Juliusz Slowacki, cet auteur qui a marqué les générations futures en souhaitant que la Pologne puisse accomplir son grand destin, puis de Maria Konopnicka (1842-1910), militante pour les droits des femmes, ou encore de Stanislaw Wyspianski (1869-1907), qui fut aussi peintre et scénographe.

Le contexte musical et vocal est toujours celui du « temps qui est entre les mots » mais le choix des textes indique que Górecki, tenté par l’abstraction et l’avant-gardisme au début de sa carrière, a su préserver au lyrisme sa part d’interpellation, marquée par ses propres expériences de vie. Dans ces cycles, le compositeur a sans doute trouvé une paix intérieure, alliée à une capacité réelle de transmission d’un message poétique et spirituel qui nous touche. Bien plus que dans son oratorio Saint-Adalbert, c’est dans ces chants que l’on trouvera l’âme la plus sincère et la plus simplement humaine de ce créateur. Trois solistes se partagent ces opus : la mezzo-soprano Urszula Kryger et l’altiste Jadwiga Rappé, délicates, raffinées et subtiles, et le baryton Robert Gierlach, qui nous émeut profondément, en particulier dans l’opus 48 de 1983, lorsque les poèmes de Juliusz Slowacki, dans un climat d’intense et poignant recueillement, invoquent le Seigneur. Au piano, Ewa Guz-Seroka est bien plus qu’une complice pour chaque chanteur : elle leur apporte cette part d’éternité qui se trouve derrière chaque mot, chaque inflexion et chaque note. C’est par cet album qu’il faut découvrir le Górecki le plus secret ; le voyage est bouleversant.

Sanctus Adalbertus 

Son : 9  Livret : 6    Répertoire : 8  Interprétation : 9

Songs       

Son : 9  Livret : 10   Répertoire : 9  Interprétation : 10

Jean Lacroix

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.