On est seulement ce qu’on est « A Quiet Place » de Leonard Bernstein
Au Palais Garnier, A Quiet Place de Leonard Bernstein suscite l’adhésion de ses spectateurs, conquis à la fois par une musique multiple dans ses moyens et ses effets, une interprétation orchestrale et vocale à sa mesure, et une mise en scène qui donne autant à voir qu’à imaginer et à comprendre.
Il vaut la peine, me semble-t-il, de retracer les péripéties de l’accomplissement de cette œuvre peu représentée. C’est en juin 1983 que A Quiet Place est créé au Huston Grand Opéra. La soirée inclut, en première partie, un autre opéra, en un acte, de Bernstein : Trouble in Tahiti, créé lui en 1952. Ce n’est pas une réussite. Bernstein décide alors de retravailler sa partition et notamment d’incorporer des séquences de Trouble in Tahiti sous forme de deux flashbacks dans l’acte deux de A Quiet Place. Représentée sous cette forme à la Scala de Milan et à l’Opéra de Washington en 1984, l’oeuvre est encore révisée pour être finalement présentée au Wiener Staatsoper en avril 1986 sous la direction du compositeur lui-même. Bernstein meurt en 1990. Ce n’est qu’en 2010 que l’œuvre est créée au New York City Opera, avec succès cette fois. Mais ce n’est pas la fin de l’histoire : en 2013, Garth Edwin Sunderland, un grand connaisseur de l’œuvre de Bernstein, en propose une nouvelle version, créée en concert sous la direction de Kent Nagano. Une version que son compositeur ne connaîtra donc jamais. Mais que Kent Nagano est venu ces jours-ci créer à l’Opéra de Paris. Quelle belle transmission : Nagano fut l’élève, l’assistant de Bernstein, pendant les six dernières années de sa vie.
Transmission encore : il y a, c’est un choix de la mise en scène, une très belle séquence où l’on voit Junior enfant regarder, à la télévision en noir et blanc, une des fameuses émissions d’éducation musicale de Leonard Bernstein, les Young People’s Concert.
Trouble in Tahiti exposait la vie d’un couple en difficulté, celui de Susie et Sam. A Quiet Place nous donne rendez-vous pas mal d’années plus tard. Susie meurt dans un accident de voiture. A l’occasion de ses funérailles, ses enfants, qui avaient fui, reviennent auprès de leur père : Junior et sa sœur Dede, qui a épousé François, l’ancien amant de son frère. Des retrouvailles difficiles, absolument révélatrices de toutes sortes de failles familiales, des tabous qui caractérisent la société américaine d’alors, tout particulièrement l’homosexualité de Junior.
Le livret de Stephen Wadsworth se découpe en séquences très fortes, exposant les exclusions, les refus, les refoulements, les détresses, les regrets, les inimitiés, les blessures. Les extraits de Trouble in Tahiti s’articulent pertinemment à cette « cérémonie du retour ».
Ce qui est remarquable aussi, c’est la présence sur le plateau de Susie, la mère défunte, une comédienne sans paroles, mais dont les attitudes laissent entendre ce qui s’est joué et la façon dont elle hante chacun des protagonistes. Sa lettre d’adieu « aux personnes concernées » finira par réunir la famille. Son message, transcendant tous les interdits, tous les malentendus, toutes les obsessions : « On est seulement ce qu’on est ». Il s’agira donc de l’être !
Musicalement, admirablement servis par Kent Nagano, les genres se succèdent, se conjuguent, du jazz au « musical », en passant par la conversation musicale ou un quatuor vocal d’ampleur. De très belles séquences orchestrales, méditatives souvent (on a parlé de « singularité douce-amère »), se font magnifiques ponctuations.
Krzysztof Warlikovski, avec son éternelle scénographe Malgorzata Szczesniak, a inscrit cette histoire dans un univers scénique immédiatement reconnaissable de boîtes-lieux qui avancent ou reculent par les côtés du plateau, lieux « surexposés » du récit dans leurs coloris notamment. Une mise en scène bien inspirée aussi dans les apparences, comme cette tenue flashy cow-boy de Junior arrivant en retard à l’enterrement. De la vidéo également, aussi parcimonieuse que judicieuse, nous confronte à un portrait de la disparue et surtout à une floraison superbe -elle aimait tant son jardin. Comme toujours, la direction d’acteurs est significative, les interprètes faisant preuve d’un jeu engagé amplifiant leurs paroles et leurs chants.
Chacun exactement dans son rôle vocal (et humain) donc, que ce soit la Dede de Claudia Boyle, le François de Frédéric Antoun, le Sam de Russell Braun, et, avec une mention spéciale, le Junior de Gordon Bintner, ou encore la Susie muette d’Hélène Schneiderman, sans oublier leurs partenaires.
Paris, Palais Garnier, le 13 mars 2022
Stéphane Gilbart
Crédits photographiques : Bernd Uhlig