Pierre-Henri Xuereb, Bach au coeur de la démarche
Il y a des albums qui s’imposent d’emblée par la réflexion interprétative qu’ils génèrent. Le récent enregistrement (Indésens Calliope Records) des 6 Suites de Bach par Pierre-Henri Xuereb est de ceux-là tant sa démarche questionne le texte musical. Crescendo Magazine est heureux de s’entretenir avec Pierre-Henri Xuereb.
Qu’est-ce qui vous a poussé à enregistrer ces légendaires Suites de Bach?
C’est un lent cheminement entre les années de travail personnel, d’écoute de multiples versions depuis une cinquantaine d’années, d’enseignement où ces Suites tiennent évidemment une grande place, pour chercher et peut-être trouver un équilibre entre rigueur et liberté. A cela s’ajoute le fait d’avoir eu le désir depuis de nombreuses années de jouer de plusieurs instruments aux sonorités et aux modes de jeux différents, utilisés pour cet enregistrement. De plus, il fallait comprendre que ces Suites ont été écrites pour d’autres instruments que le violoncelle (viola da spalla et viola pomposa) qui se tiennent comme un alto. L’explosion positive de l’existence de musiciens baroques très compétents aujourd'hui, nous amène à fouiller quotidiennement sur des recherches de sonorités, de modes de jeux, de style…
Les deux années récentes de pandémie m’ont donné plus de temps et l'envie de programmer cet enregistrement. Au fond, c'est le désir d’aller un peu plus loin dans mon interprétation de ces Suites face à un micro qui m’à poussé à fixer une interprétation, laquelle évolue encore chaque fois que je joue à nouveau ces Suites ou que je les retravaille seul. Enfin, il y a l’admiration sans limites pour Jean-Sébastien Bach, guide spirituel des musiciens.
Est-ce qu’il est pas intimidant d’enregistrer un tel monument du répertoire ?
Être interprète, c’est s’approprier quand même les œuvres que l’on choisit d’interpréter. C’est seul avec la partition et son instrument que l’on parvient à essayer de dépasser l’évidence de pouvoir être intimidé parfois par la force naturelle, la diversité et richesse inégalée de ces 6 Suites pour instrument seul. On sait qu'avant Pablo Casals, les violoncellistes pensaient qu’il s’agissait plutôt d’études pour un instrument à cordes….
La caractéristique de cette intégrale est d’être enregistrée sur 4 instruments différents, mais avec parfois plusieurs instruments pour chacun des mouvements d'une même suite, alternant altos et viole d’amour. Pourquoi un tel choix ?
A l’intérieur d’un mouvement (le “Prélude” de la Suite n°5 en est le meilleur exemple) et d’un mouvement à un autre (les 2 “Menuets” ou les 2 “Bourrées” qui se suivent dans plusieurs Suites) alternent naturellement des sensations, des couleurs différentes qui m’ont semblées parfois plus proches de l’alto baroque, ou de l’alto moderne, ou parfois même d’une viole d’amour. Alors pourquoi se priver d’aller plus loin et de jouer tel ou tel “Prélude” ou “Danse” en variant ces 3 instruments. Pour la Suite BWV 1012, si l’on souhaite jouer la partition telle que Bach l’a écrite, on est tenu d’utiliser un instrument à 5 cordes, tout comme accorder différemment l’instrument pour la Suite n°5 est une obligation (non une suggestion du compositeur).
Je peux comparer cela au Quatuor n°2 de Leoš Janáček qui a été écrit pour viole d’amour à la place de l’alto. Il à fallu presque cent ans pour accepter que ce n’est pas un alto qui devrait jouer cette partie…
Des instruments que vous jouez ont été réalisés par des luthiers contemporains : Friedrich Alber et Michel de Hoog. En quoi ces instruments contemporains sont-ils adéquats pour ces Suites de Bach ?
Le désir d’enregistrer au diapason de 415 pour le “la” m’a conforté dans ce choix. J’utilise pour toutes les Suites le même archet qui est de 43 grammes, construit récemment en épicéa par le même luthier qui a conçu ma merveille viole d’amour : Michiel de Hoog. J’ai la sensation en jouant que je me rapproche beaucoup plus de sonorités que Bach lui-même devait entendre pour ces Suites.
Ensuite les instruments de ces deux grands artisans-artistes luthiers sont tellement agréables à jouer qu’ils conviennent particulièrement bien, tant par leurs possibilités sonores que par leur adaptabilité aux styles d’œuvres jouées ; j’ai toujours été heureux de jouer Bach dessus.
Qu’est-ce que qu’apporte de passer d’un alto baroque à un alto contemporain pour telle ‘allemande” ou “sarabande” ?
C’est comme quand on goûte ou cuisine des plats différents : la réaction de l’instrument au désir de sonorités différentes que chaque instrument peut apporter, déjà sans le comparer à l’autre, nous ouvre des saveurs nouvelles, un monde légèrement différent, qui amène une richesse de multiplicité de couleurs.
Ajouter le sel, le poivre ou tel autre condiment à tel ou tel moment, c’est comme allonger plus ou moins, diminuer moins ou plus, ou vibrer légèrement (ou beaucoup) telle ou telle note, en ressentant les réactions différentes de chaque instrument.... Cela procure une joie intérieure, motivée sans aucun doute par le désir de ne pas s’ennuyer(et donc ne pas lasser l’auditeur) je l’espère…
Dans le livret, vous écrivez que la viole d'amour permet de défendre un "répertoire riche et trop souvent ignoré -par manque d'instruments ou d'interprètes" ? Est-ce que vous pouvez développer votre propos ?
J’étaisrécemment en compagnie d’une centaine de luthiers européens (congrès annuel de l’Aladfi, association des luthiers professionnels) et j'ai présenté entre autres cet enregistrement. Plusieurs luthiers m’ont demandé de venir les voir pour qu’ils commencent à construire une viole d’amour. C’est très important car il n’y a pas assez d’instruments en circulation. Il est stratégique que ces jeunes instrumentistes se familiarisent avec cet instrument et défendent le vaste répertoire ignoré de l’instrument.
Si Vivaldi, Telemann, J.S Bach, Hoffmeister, Stamitz, Hindemith, Janáček, Henri Casadesus, Franck Martin... et, plus proches de nous, Klaus Huber, Philippe Hersant, Bruno Maderna, Florentine Mulsant... ont écrit des pages extraordinaires pour la viole d’amour, c’est pour qu’elle soient jouées.
Je suis heureux d’avoir la chance d’enseigner la viole d’amour (en plus de l’alto) au Conservatoire Royal de Musique de Liège, et à l’Imep de Namur, et les jeunes doivent profiter de ces possibilités d’ouvrir leur monde sonore et musical.
Agenda :
Pierre-Henri Xuereb animera une conférence à l’IMEP de Namur sur la thème “Couleurs instrumentales et musiques intemporelles”. Cette conférence se déroulera le 15 décembre à partir de 16h.
A écouter :

Jean-Sébastien Bach, Suites BWV 1007-1012, Pierre-Henri Xuereb, alto. 3 CD Indésens Calliope Records.
Propos receuillis par Pierre-Jean Tribot
Crédits photos : DR