Potache, le Barbier
Avons-nous bien assisté à une représentation du Barbier de Séville ? Opéra d'un certain Gioacchino Rossini d'après la comédie de Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais (1775) composé à l'âge de 24 ans, à Rome au début de l'année 1816 ? Ou bien à une partie de rigolade potache sur mur géant, se déboîtant en autant de gags simultanés dans un immeuble pivotant où fourmillent des créatures d'Almodovar, sur fond sonore de Rossini ?
- « Vous ne faites pas confiance à ma musique. Vous cherchez un succès de décoration!» déplorait déjà Meyerbeer. Ici, l'ouverture menée avec clarté et souplesse par le chef Carlo Montanaro a un instant donné l'illusion qu'il serait fait, cette fois, confiance à la partition. Mais dès le rideau levé, la musique s'efface, se décale au profit d'un spectacle qui happe l’œil dans tous les sens. En bas du mur jaunâtre ponctué de paraboles et de linges à sécher qui coupent de son plan vertical toute l'ouverture de scène, un bistrot à néon dont l'enseigne «Barracuda» (Ah, ah, ah!) côtoie la Ford noire vintage (en panne?) du comte Almaviva qui s'enfuira au final avec Rosine-biker sur une Harley poussive, des tags et des trous. Car ce fameux mur s'ouvre, tourne, se retourne tandis que dans chaque casier se déroulent des gags autonomes. Les chanteurs-marathoniens courent et vocalisent dans les appartements privés de façade ou les escaliers. Ainsi, Una voce poco fa s'exécute en pressant des citrons dans la cuisine de Bartolo tandis que Berta, au-dessus, fume, met ses bigoudis, boit, invite un amant... l'air de la calomnie donne lieu à une tornade de sacs poubelles. Et comme nombres de blagues utilisent des détails très petits et concomitants, beaucoup échappent à distance de la scène (au 20e rang pourtant). Le livret-programme est illustré de sublimes photos d'intérieurs cubains. Dommage que le décorateur Paolo Fantin et Fabio Barettin pour les lumières ne s'en soient pas inspirés car le résultat visuel d'ensemble frôle une vulgarité voulue. L’ambiguïté des situations en ressort d'autant plus crûment. Ainsi, l'enfermement d'une Rosine-bisounours en survêtement (casque-audio et jupette) par le prédateur incestueux, Bartolo, distille quelque chose d'inquiétant -on pense à l'affaire autrichienne Natasha Kampusch- tandis que le Figaro entremetteur-maffioso pervertit la jeune fille plus qu'il ne sert le jeune comte Almaviva, aristocrate clinquant de la pègre. Cette «esthétique de l'écran», ces incrustations et ces fenêtres renvoient à la fréquentation familière des ordinateurs: même absence de profondeur, même voyeurisme, même aplatissement des sentiments et des intrigues. Sans parler des codes belcantistes passés à la trappe. Les chanteurs-acteurs se taillent un beau succès. Dalibor Jenis (Figaro) solide, inquiétant et inénarrable guitariste dans la scène de l'aubade où il seconde René Barbera, vaillant mais peu suave Comte Almaviva. Karine Deshayes surmonte bravement les inconvénients de chanter successivement dans une boîte, en courant, en jouant du violoncelle (la «leçon de musique», clin d’œil au chef lui-même violoncelliste), en batifolant sous la couette et tout cela dans un accoutrement d'adolescente rondelette. Quant aux basses-bouffes Orlin Anastassov (Basilio) et Carlo Lepone (Bartolo) -excellents- ils sont autant acclamés que les seconds rôles Cornelia Oncioiu (Berta), Tiago Matos (Fiorello), Lucio Prete (Un ufficiale) et, même, que le metteur en scène ( Damiano Michieletto) et son équipe. Production réalisée en 2010 pour Genève, donnée à Saint Etienne en 2013. « Un succès de décoration » aurait dit Meyerbeer.
Bénédicte Palaux Simonnet
Paris, Opéra Bastille, le 20 septembre 2014