Ravel au paradis
Ravel au paradis
Ravel est mort. Au seuil du paradis, il est accueilli par saint Pierre. Normalement, c’est sainte Cécile (patronne des musiciens) qui aurait dû s’en charger, mais elle était en RTT (retraite de téléologie théologique). Saint Pierre prend donc les choses en main avec le questionnaire habituel : identité, qualité, etc. Son ordinateur lui donne rapidement une idée du personnage qu’il est en train d’accueillir.
— Musicien ? Compositeur ?
— Oui, répond humblement le petit homme.
— Humm, je vois que tu n’as pas écrit beaucoup de musique religieuse.
— C’est vrai saint Pierre, mais je ne me sentais pas capable d’égaler mes prédécesseurs en la matière.
— C’est bien, ta modestie prêche en ta faveur. Tu as écrit pour les enfants je crois ?
— Oui, Ma mère l’Oye, des pièces pour piano à quatre mains, pas trop difficiles pour les enfants.
— C’est bien. C’est vraiment bien de penser aux petits. Mais je vois ici Daphnis et Chloé. C’est bien correct cette œuvre ? Initiation à l’amour, n’est-ce pas ?
— Oui, mais ils finissent par se marier.
— Humm ! Bon. Et le reste ? Concerto pour la main gauche ?
— C’était pour un pianiste qui avait perdu le bras droit à la guerre.
— Ah oui ! Ça part d’un bon sentiment.
Saint Pierre continue à consulter son ordinateur, consultation ponctuée de quelques bougonnements.
— Humm, bien. Globalement, tout se présente bien. Ah oui, mais je vois quelque chose de curieux : Boléro ? c’est cela ?
— Oui, saint Pierre. Une pièce toute simple, avec un seul motif qui se répète…
— … qui a beaucoup de succès.
— Je ne saurais le nier…
— … qui va rapporter beaucoup d’argent.
— … à mes héritiers.
— Et je vois que les gens dans le besoin ne profiteront pas beaucoup de cette manne.
— S’il ne tenait qu’à moi… Mais je suis mort.
— C’est vrai, lui dit saint Pierre. Mais c’est bien toi qui a écrit ce Boléro ?
— Oui, j’avoue, bredouille Ravel qui sent s’altérer la bienveillance de saint Pierre.
— Donc tu es responsable de ce que tes œuvres rapportent à tes héritiers.
— Ah bon ?
— Pendant soixante-dix ans après ta mort.
— Mais le Boléro a tout de même contribué aux œuvres sociales de la SACEM.
Les sourcils de Saint Pierre prennent une forme interrogative.
— Oui, lui explique Ravel, une part des droits est prélevée pour aider les membres de la SACEM en difficulté.
— Des droits du Boléro ?
— Des droits de toutes les œuvres enregistrées à la SACEM.
Saint Pierre sort sa calculette et appelle saint Matthieu.
— C’est infime par rapport à ce que toucheront tes héritiers. Et je passe sur leur façon d’échapper au fisc. Des paradis fiscaux ! Ici, il n’y a qu’un seul paradis, le seul, le vrai. Non, vraiment, il faut que tu ailles faire un petit séjour au purgatoire en attendant une plus juste répartition de la manne du Boléro.
— Un petit séjour ?
— Oui. Sept fois sept ans. Tu verras, ça passera très vite. Et tu pourras écouter le Boléro à volonté.
— Encore le Boléro ! C’est vraiment obligatoire ? demande timidement Ravel.
— C’est comme tu veux, mais chaque écoute réduira ton temps de purgatoire de seize minutes. C’est la durée de l’œuvre, je crois ?
Ravel est atterré. Il savait bien que c’était une idée folle d’écrire une telle œuvre, et maintenant elle se retourne contre lui.
Retour de sainte Cécile venue reprendre son service après sa RTT. Elle appréhende rapidement la situation et glisse une phrase à l’oreille de saint Pierre. Grand silence, réflexion profonde.
— Changement de programme. Tu vas au ciel tout de suite.
— Ah bon ! Mais…, saint Pierre, à quoi dois-je un tel changement ?
— Je viens d’apprendre que l’orchestre symphonique du Paradis n’arrête pas de jouer le Boléro. Ça tourne en boucle depuis une éternité et tout le monde devient dingue.
— Pourtant j’ai écrit une fin, répond Ravel. Après la dix-huitième reprise.
— Oui, mais Satan a subtilisé la dernière page de toutes les partitions et les musiciens de l’orchestre ne savent pas comment s’en sortir. On a demandé à Beethoven de faire quelque chose. Peine perdue, il ne s’est même pas rendu compte de la situation, il n’entend plus rien ! Schubert, il trouve ça bien : une nouvelle œuvre inachevée… Mozart n’a pas le temps, il veut finir son Requiem. Debussy s’amuse de voir l’œuvre de son embarrassant cadet tourner en rond. Quant à Boulez, il négocie une nouvelle salle à son nom au paradis. Même les anges musiciens ne savent pas comment faire. Toi seul peut sauver la situation.
— Je… je ne sais pas si je pourrai reconstituer la fin de mémoire.
— Mais si, Maurice (on est passé au prénom), tu DOIS sauver la situation.
— Et si ce n’est pas exactement la même fin ?
— Tu veux dire, s’il y a des fautes de copie ?
— Oui, peut-être de grosses fautes.
— Pardonné d’avance, on mettra ça sur le dos de tes éditeurs. Ils en ont déjà laissé passer une telle quantité… Allez, mon ptit Rara (on progresse dans l’intimité).
Ravel hésite. Aurait-il quelques séquelles de la maladie qui l’a emporté ? Il commence à griffonner : mesure 324, 325… courage la vraie fin est à 340. Sainte Cécile a téléchargé un logiciel de notation musicale (venu du froid) qui permet de saisir au fur et à mesure toutes les parties séparées. Derrière un nuage, plusieurs compositeurs français cherchent discrètement à aider Ravel. César Franck lui rappelle la modulation, mesure 326.
— Pas de castagnettes, lui souffle Chabrier, tu les avais supprimées.
— Mesure 335, n’oublie pas les cymbales, ajoute Berlioz.
Caché derrière un autre nuage, Satan observe la scène d’un regard méphistophélique et réalise que sa plus belle tentative de destruction du paradis risque d’être mise à bas. Il vise la main droite de Ravel et tire un éclair diabolique. Mais au même moment, Ravel tend la main vers son éternelle cigarette qui se consume dans le cendrier et l’éclair termine sa course sur le papier à musique, provoquant un véritable tsunami de notes qui dégringolent sur leurs portées en tombant sur le do (majeur) final. Mesure 340, le Boléro est sauvé. On respire au paradis.
Alain Pâris
Crédits photographiques : Gallica - Bibliothèque nationale de France
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