Roger Muraro et les Années de pèlerinage de Franz Liszt
Le pianiste Roger Muraro fait paraître chez Alpha une intégrale du cycle les Années de pèlerinage de Liszt. Toute nouvelle parution de cette somme, monument du répertoire pianistique, est un événement d’autant plus qu’ici, elle se déploie sous les doigts de l'un des artistes les plus considérables de notre temps qui a déjà marqué la discographie par ses intégrales Ravel et Messiaen.
Les Années de pèlerinage de Liszt, c’est une sorte d’Everest du répertoire pianistique. Une partition à la fois magistrale, mais certainement intimidante pour le pianiste. Qu’est-ce qui vous a poussé à enregistrer, à ce stade de votre développement artistique, ce monument ?
Je n'ai jamais eu le sentiment d'une performance en travaillant, en jouant les Années de pèlerinage. Ce n'est pas une sorte d'Everest. Le pianiste s'installe pour raconter l'histoire d'une vie, la description et le ressenti face à la nature splendide, la quête de soi-même, les amours, les découvertes littéraires et picturales. Voilà ce que nous dit l'œuvre : c'est la vie tout entière de Franz Liszt ; 50 années d'aventures, de recherches, un parcours qui n'a pas d'équivalent sous cette forme. En jouant cette œuvre, c'est un peu le parcours de ma vie que je refais ; peut-être suis-je plus réceptif aux beautés et aux tourments qu'a traversés Franz Liszt ?
Je présume qu’un tel enregistrement, c’est une longue préparation en amont avec des concerts. Comment avez-vous préparé cet enregistrement ?
La difficulté majeure réside dans l'organisation du travail de cette œuvre qui dure environ 2 h 45'. La première chose est de lire les poètes, Senancour, Byron, Pétrarque, Dante, pour les réflexions qu'ils provoquent avec leurs images parfois simples ou sombres, parfois complexes ; la peinture des Italiens nous révèle la beauté, le calme et l'effroi..., toutes ces œuvres osent poser de grandes questions qui ont inspiré Franz Liszt. Cela nous rappelle que le compositeur a toujours eu besoin d'un support littéraire, pictural ou d'une nature orageuse ou bucolique qui provoquaient chez lui le désir de les évoquer, de les traduire en sons, en émotions, en trouvailles pianistiques. Sa musique est tout un programme, celui de sa vie.
Est-ce que d’avoir enregistré et interprété à de nombreuses reprises les grands cycles pianistiques de Messiaen vous a aidé à aborder ces Années de pèlerinage ?
Il n'est pas facile de répondre à cette question. La musique de Messiaen constitue un univers à part. Dès la première note de ses Préludes tout est dit. La croyance est à la source de sa foi. Le mystère est lumière pour lui, les miracles existent. J'ai toujours joué Messiaen à la manière d'un tableau vivant, mais avec une foi s'appuyant sur d'autres mystères. J'entre dans le langage de Messiaen, je me sens un personnage de son tableau, sauf peut-être pour le premier des Vingt regards sur l'Enfant Jésus... Comment être le Père ?? Heureusement, il y a plusieurs manières d'approcher l'œuvre. Messiaen lui-même jouait sa musique très librement, comme un romantique parfois ! Avec Franz Liszt, le message est plus mystique, ésotérique, plus libre peut-être, d'une spiritualité différente. Liszt est plus interrogatif, mais je n'écarte pas sa séduction, son désir de livrer sa générosité. Sa virtuosité ? C'est sa générosité, certainement pas une démonstration assez vulgaire. Il livre son cœur avec ses débordements.
Il me semble que l’un des défis majeurs de ce cycle est de conserver une cohérence à travers des morceaux bigarrés, contrastés de ton et souvent très narratifs dans leur programme et leurs développements musicaux ? Partagez-vous cet avis ? Quels ont été pour vous les défis musicaux à relever ?
Quand vous marchez dans la campagne, quand vous parlez à bâtons rompus avec un être aimé, quand vous contemplez une œuvre qui inspire un commentaire, qui révèle une émotion, vous ne faites rien de plus que vivre, vous épanouir. C'est cela les Années de pèlerinage ; je ne me pose pas la question d'une cohérence fictive, c'est la vie voilà tout. Quant aux défis de ces Années, ils ne résident pas plus dans les difficultés techniques que dans la plus petite des pièces, celle qui semble anodine et qu'il faut rendre avec son parfum particulier ; cette petite fleur entre 2 abîmes est essentielle.
Liszt est un compositeur qui vous accompagne depuis les débuts de votre carrière. Sauf erreur de ma part, l’un de vos premiers albums pour Accord proposait les Harmonies poétiques et religieuses ? Que représente ce compositeur pour vous ? Est-ce que votre regard sur Liszt a changé au fil des ans ?
Oui, Franz Liszt m'accompagne depuis longtemps ; c'est une source vivifiante, une thérapie même ! Liszt m'a régulièrement guidé grâce à son geste musical et pianistique généreux, tout en courbe. Bien sûr, avec l'expérience de la vie, certaines perceptions s'affinent. Dans mon voyage, il m'arrive d'entendre une œuvre différemment, surtout en concert ; c'est d'ailleurs troublant. Il faut l'accepter.. Je ne sais pas l'expliquer... c'est comme çà : pourquoi ai-je fait ce rubato plus marqué aujourd'hui ? Pourquoi ai-je été plus mélancolique ? Plus violent ? Ces Années de pèlerinage offrent un magnifique espace de liberté. C'est chaque fois une aventure extra-ordinaire. On en ressort je dirai « hors du temps » surtout après le 3ème cahier si sombre. En 2 h 45' on parcourt une vie, c'est court, et long à la fois ! En ce sens Messiaen a également provoqué un sentiment étrange, mais d'une autre temporalité...on n'en sort pas indemne.
Vous avez enregistré des intégrales pianistiques consacrées à Olivier Messiaen et Maurice Ravel. Est-ce qu’il y a des liens et des filiations insoupçonnées entre ces compositeurs ?
La musique de Maurice Ravel ne se livre pas comme celle de Liszt. Lors des intégrales Ravel, une sorte de bulle féerique s'installe. La profondeur du sentiment émerge de cette séduction sonore indicible quel que soit le sujet exploré par Ravel : l'histoire de France, la pureté de l'enfance, le trouble sensuel, les parfums et les couleurs des cultures lointaines. C'est donc un voyage tout autre, bien moins troublant pour l'âme, mais que l'esthétisme ravélien rend bien plus exigeant.
C'est une autre passion. Ravel je l'aime, mais il m'a souvent dit de rester prudent. Liszt jamais ! Ni Messiaen d'ailleurs dont la musique ouvre les portes d'un chemin dont on ne peut percevoir les limites. Malgré l'écriture très architecturée, Messiaen n'est pas figé dans un dogme rétréci, il nous livre une splendeur universelle.
On peut dire que vous êtes un artiste qui aime les grands défis artistiques. Quel sera votre prochain prochain ?
Je sens que j'ai été influencé par mon époque en réaction à la précédente, elle-même réagissant à ce qui avait précédé. Aujourd'hui je veux prendre mon temps. Il me semble qu'on veut aller vite, et on oublie que la vitesse est d'une stupidité sans nom, elle n'est pas compatible avec la musique. Mes projets ? J'aime prendre des risques. La scène, le public sont des outils de travail merveilleux. Je me trompe souvent... Est-ce bien important ? Bref je voyage à ma manière.
Le site de Roger Muraro : https://roger-muraro.com/
A écouter :

Franz Liszt (1811-1886) : Années de pèlerinage, Roger Muraro, piano. Alpha. 3701624510759
Crédits photographiques : Richard Dumas
Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot