Six monologues au fil de cent ans par Anna Bonitatibus, dont un inédit de Donizetti

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Monologues. Nicolo Zingarelli (1752-1837) : Ero, monologue pour voix et piano ; Gaetano Donizetti (1797-1848) : Saffo, cantate pour voix seule et piano ; Gioacchino Rossini (1792-1868) : Giovanna d’Arco, cantate pour voix seule et piano ; Richard Wagner (1813-1883) : (Les) Adieux de Marie Stuart, lai [lamento] pour voix et piano ; Pauline Viardot (1821-1910) : Scène d’Hermione, pour contralto et piano ; Mel Bonis (1858-1937) : Salomé op. 100, pour piano ; Ottorino Respighi (1879-1936) : Aretusa, poème pour voix et piano. Anna Bonitatibus, mezzo-soprano ; Adele D’Aronzo, piano. 2021/22. Notice en italien, en anglais et en allemand. Textes des monologues en langue originale avec traductions en anglais ou italien. 151.15. Un album de deux CD Prospero PROSPO068. 

La mezzo-soprano Anna Bonitatibus est bien connue des mélomanes belges, qui ont pu l’applaudir à plusieurs reprises sur nos scènes lyriques. Originaire de Potenza, elle a entamé sa carrière au début de la décennie 1990, et s’est produite dans les grands théâtres internationaux, de la Scala de Milan au Festival de Salzbourg, en passant par Naples, Madrid, Vienne, Munich, Londres, Paris, Moscou ou Séoul. Son large répertoire, qui s’attarde aux périodes baroques et belcantistes, s’étend jusqu’à Berio. De nombreux enregistrements, sur disques ou sur DVD, témoignent d’un art consommé du chant : Monteverdi, Vivaldi, Handel, Mayr, Mozart, Rossini, Verdi… Le présent album offre une sélection de six monologues pour voix et piano, aux caractères variés, qui se situent entre le début du XIXe siècle et les années 1910. 

Dans un texte de présentation, qu’elle signe conjointement avec Davide Verga, Anna Bonitatibus explique que les caractères du monologue en musique, qui est basé sur des sources historiques, mythologiques ou littéraires, sont la plupart du temps féminins : une héroïne, à un moment précis de son parcours, est confrontée à des crises émotionnelles intenses et est submergée par de profonds sentiments qui la font s’affronter à elle-même ou à travers lesquels elle s’adresse à d’autres personnes. Pour illustrer son propos, la mezzo-soprano met d’abord en tête d’affiche Ero du Napolitain Nicolo Zingarelli, auteur d’une petite quarantaine d’opéras et professeur de Bellini et Mercadante. Ce monologue, pour voix et orchestre ou piano seul, a été écrit entre 1804 et 1812 sur un texte du poète et magistrat Gaspare Mollo (1754-1823). Il s’agit ici d’une première discographique avec piano ; la version avec orchestre a été gravée pour la première fois par Amarilli Nizza, sous la direction de Giacomo Leprieno, en 1999 pour Agora. L’histoire de la prêtresse Hero, qui a inspiré Ovide avant une série d’écrivains et de musiciens (Clérambault, Catalani, Augusta Holmès…), est tragique. Afin de permettre à son amant Léandre de la rejoindre à la nage, Hero allume chaque nuit une lampe qui le guide. Un orage éteint la lampe, Léandre se noie, Hero se suicide. Zingarelli/Mollo décrivent, dans un contexte dramatique, l’attente angoissée de l’héroïne, entre souvenirs tendres et colère contre les dieux, désespoir face au cruel destin et décision de rejoindre l’amant disparu. Le texte de Mollo est très beau, déjà très chantant sur le plan poétique, et la musique accompagne les mots avec une touchante expressivité. Anna Bonitatibus est à l’aise dans cette vaste composition de près de vingt-cinq minutes (la plus longue de l’album) qu’elle met en scène avec beaucoup d’élégance dans l’émotion. 

La brève cantate qui suit (un peu plus de neuf minutes) est une première mondiale dans la discographie de Donizetti. C’est une œuvre de 1824 qui s’intéresse au destin de Sapho, poétesse et musicienne grecque de l’Antiquité, dont maintes légendes entourent la personnalité. Parmi elles, son suicide du haut d’une falaise après avoir été rejetée par son amant Phaon. C’est le thème de Saffo, sur un texte anonyme qui pourrait être de la main de Donizetti, qui se serait inspiré de son amour pour sa future épouse Virginia Vasselli. La cantate est d’ailleurs dédiée à la jeune femme. Cette belle page s’ouvre par un récitatif en forme d’arioso qui précède un nostalgique Andante et se conclut par un Allegro. Le tout baigne dans une atmosphère belcantiste où l’émotion et le désespoir dominent. Ici, tout est centré sur l’expressivité, mais la performance vocale est de mise. Anna Bonitatibus rend cette scène poignante, voire déchirante. Une bien plaisante première !

Le premier disque de l’album est complété par la cantate Giovanna d’Arco (1832) de Rossini que, parmi d’autres, Cecilia Bartoli a honorée. Le texte, anonyme lui aussi, insiste sur la prise de conscience nocturne de sa mission par l’héroïne, le souvenir de son lieu natal et de sa mère, et le combat qui l’attend. Ce que l’on peut considérer comme un mini-opéra de dix-sept minutes, à la fois dramatique et d’une profonde expressivité, requiert de l’interprète une agilité vocale bien dans la ligne du compositeur pour donner corps à deux airs (celui qui évoque la mère est le premier), chacun étant précédé d’un récitatif. Anna Boitatibus se joue des difficultés avec beaucoup de maîtrise, apportant au personnage une dimension noble et énergique.

Wagner est sollicité pour la première plage du second disque de l’album. Les Adieux de Marie Stuart datent de 1840 et font partie des mélodies écrites à Paris, où Wagner est arrivé en septembre de l’année précédente ; si elles ont été écrites pour des raisons de nécessité alimentaire, cela n’enlève rien à la qualité du choix des textes. Victor Hugo ou Ronsard vont voisiner avec un poème populaire de Pierre-Jean de Béranger (1780-1857), cette Marie Stuart dont on ne peut nier la force dramatique. En moins de huit minutes, on participe à la douleur de la veuve contrainte de quitter la France à l’âge de 18 ans, suite au décès de son mari François II. Le vers Adieu, charmant pays de France ponctue à quatre reprises le chagrin de la jeune reine qui évoque son amour pour le pays qu’elle affirme être « sa partie la plus chérie ». Le piano introduit l’ensemble, à la manière du glissement du navire qui s’éloigne, avant la première mise en place du refrain. La partie centrale est construite avec un rythme modifié, la conclusion adoptant une vivacité pour souligner la lamentation. On peut y voir l’influence de Donizetti, mais aussi celle de Meyerbeer. Une transposition a été faite ici pour la voix d’Anna Bonitatibus qui, encore une fois, fait vibrer l’émotion suscitée par le texte de Béranger. On signalera de récentes versions pour sopranos : Maria Riccarda Wesseling (avec orchestre/Coviello 2018), Julie Davies (Capriccio, 2017), Franziska Hirzel (BMN Audiophil, 2016) ou Jenni Lättilä (Sibarecords, 2016), toutes trois avec piano.

Pour sa Scène d’Hermione de 1887, Pauline Viardot a puisé dans l’Andromaque de Racine (Acte IV, Scène V), après que Pyrrhus ait annoncé à Hermione qu’il a l’intention de l’abandonner pour épouser la Troyenne, et l’ait accusé de ne l’avoir jamais aimé. Superbe moment, musicalement adapté dans une même ambiance théâtrale, au sein de laquelle la forte tension passionnelle est nourrie par un chant tourmenté et une intensité de plus en plus marquée. Anna Bonitatibus est souveraine dans cet exercice qui exige de se couler dans des modulations variées et des sauts d’octave. La notice signale que cette page était considérée par Pauline Viardot comme fondamentale dans sa création ; on en mesure la portée à l’écoute de cet admirable moment dramatique. Récemment, Stéphanie d’Oustrac en a laissé une version émouvante avec Françoise Tillard au piano (Le Chant de Linos, 2021). Il y a plus de véhémence chez Anna Bonitatibus.

Le sixième monologue est de la plume de Respighi : il s’agit de son Aretusa de 1911 sur un poème de Percy Bysshe Shelley (1792-1822), traduit par un spécialiste de l’écrivain britannique, Roberto Ascoli (1891-1930). L’histoire mythologique de la nymphe a un côté magique : la rivière Alphée, dans laquelle se baigne Aréthuse, tombe amoureuses de la nymphe et prend forme humaine pour la conquérir ; effrayée, la jeune femme appelle Artémis à son secours et est transformée en fontaine (qui porte désormais son nom sur l’île sicilienne d’Ortygie, à Syracuse). Elle a inspiré maints auteurs, depuis l’Antiquité (Virgile, Ovide…) jusqu’à Henri de Régnier, mais aussi Britten et Szymanowski. Respighi a écrit deux versions pour la voix, avec orchestre ou avec piano. Janet Baker a laissé une superbe version de la première, avec le City of London dirigé par Richard Hickox (Collins, 1992/Brilliant 2010) ; celle de Damiana Pinti avec l’Orchestre Massimo de Palerme sous la direction de Marzio Conti (CPO, 2006) est aussi de qualité. La version avec piano est gravée ici pour la première fois. Le poème de Shelley ne met pas directement l’héroïne en scène ; son histoire est racontée par une tierce personne, comme un récit. Ici, le timbre et la sonorité priment, avec une belle part réservée au piano et des lignes d’une grande fluidité que l’on pourrait qualifier d’aquatique, dans laquelle on reconnaît la griffe symphonique de Respighi.

Dans cette dernière page, comme tout au long de ce récital bien conçu, Anna Bonitatibus fait étalage de ses qualités vocales, de sa voix chaude et profonde, capable de nuances et de couleurs mordorées adaptées à chaque situation, le tout étant d’abord d’essence dramatique. On apprécie son investissement, comme sa mise en évidence des textes poétiques (excellente diction française pour Béranger et Racine). Il faut dire qu’elle forme avec la pianiste italienne Adele D’Aronzo, formée au Conservatoire de sa ville natale de Benevento, d’où elle est sortie diplômée en 1997, un duo des plus complices. Elles ont collaboré à diverses reprises, en Italie, en Angleterre et en Corée du Sud. Elles ont enregistré pour Consonarte, en 2021, un album de Canti italiani de Beethoven. Adele D’Aronzo joue un rôle parfait de partenaire, apportant à la cantatrice l’écrin musical qui lui convient et marquant de son empreinte les maints passages qui lui sont réservés. Une brève danse lui permet de se mettre en évidence en tant que soliste. La Salomé de Mel Bonis de 1909, page pleine de contrastes et de sensualité, fait partie d’une série de compositions écrites pour honorer des figures féminines. Sur son Steinway, Adele D’Aronzo la traduit avec une fougue maîtrisée. L’enregistrement a été effectué en plusieurs fois à Milan, en août (Rossini) puis en novembre 2021 (Zingarelli), en janvier (Viardot, Bonis, Respighi) et février 2022 (Donizetti, Wagner), la complicité entre les deux interprètes étant chaque fois au même niveau.

Cet album précieux, accompagné de notices de qualité et d’une somptueuse iconographie en couleurs (des tableaux, dont l’un, la Sapho de Chassériau, est conservé au Musée d’Orsay à Paris), est à marquer d’une pierre blanche. Son curieux minutage (50 minutes pour le premier disque, 30 pour le second), laissait la porte ouverte à d’autres pages du même genre. On pourrait regretter que ce ne soit pas le cas, mais le plaisir global est si intense que l’on sort de l’audition avec du bonheur plein les oreilles et le cœur. L’attrait de l’inédit de Donizetti et des deux premières gravures avec piano d’Ero et Aretusa y a bien sûr sa large part.

Son : 9  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix    

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