Sur les pas de Nourrit et de Duprez
Alagna, Beczala, Hymel...
Trois enregistrements récents témoignent de la vitalité du chant lyrique actuel, et de l'intérêt croissant que suscite le répertoire français. Ma Vie est un Opéra
Roberto ALAGNA (ténor), Aleksandra Kurzak (soprano), London Orchestra, dir.: Yvan Cassar
2015-DDD-57' 29''-Notice en français-Textes non inclus-DG 4811352
Il vient de triompher à l'Opéra de Paris dans Le Cid de Massenet et dans Le Roi Arthus de Chausson, il chantera la saison qui vient Vasco de Gama (L'Africaine de Meyerbeer) et Eléazar (La Juive d'Halévy) en Allemagne, il est invité à Bayreuth pour un Lohengrin en 2018. A 52 ans, Roberto Alagna est à l'apogée de ses moyens ! Ce CD-portrait témoigne bien de son talent : c'est avec une aisance incroyable qu'il passe d'un répertoire à l'autre, du plus léger (une chanson espagnole, ou La Danza de Rossini) au plus noble (l'Orfeo de Gluck), en passant par les indispensables italiens (Manon Lescaut, Roberto Devereux, I Pagliacci). Quelques raretés aussi, comme ces airs extraits de deux Reine de Saba différentes, l'une française (Gounod), l'autre allemande (Goldmark), ou le grand air du Sigurd d'Ernest Reyer. Mais Alagna interprète aussi la musique de son temps, avec une scène de l'opéra de son frère David, Le Dernier Jour d'un Condamné : malheureusement manquent les paroles... Certes, l'ensemble paraît un peu disparate, mais la voix est superbe tout comme la prononciation et le style. Sa nouvelle compagne, et fort honorable chanteuse, Aleksandra Kurzak, lui donne par deux fois la réplique (la habanera espagnole, et le duo de Donizetti). L'accompagnement est assuré par un mystérieux "London Orchestra", dirigé par un chef qui connaît Alagna (Sicilien), mais qui arrange aussi des spectacles de Mylène Farmer ou Johnny Hallyday. Tout tient donc la route dans cet CD détonnant, hormis deux bémols : l'absence des textes chantés, déjà remarquée, et une notice de présentation hagiographique et sans intérêt.
Son 9 - Livret 5 - Répertoire 9 - Interprétation 10
The French Collection
Piotr BECZALA (ténor), Diana Damrau (soprano), Orchestre de l'Opéra national de Lyon, dir.: Alain Altinoglu
2015-DDD-62' 51''-Notice en anglais, allemand et français-Textes chantés inclus-DG 4794101
Un peu plus jeune (48 ans), le ténor polonais remporte depuis longtemps tous les suffrages des amoureux du beau chant. Il se veut l'héritier de son compatriote Jean de Rezké, mais aussi de Jussi Björling ou de Nicolaï Gedda. Un timbre lumineux, une puissance contrôlée, des aigus superbes, un souci du son filé : Beczala ravit. Tout récemment, il a enthousiasmé le public parisien lors du concert du 14 juillet, par un "Celeste Aïda" de toute beauté. Ce dernier récital le montre parfaitement à son aise dans le grand répertoire français, dont il interprète quelques incontournables : airs de Faust, de Roméo, de Don José, de Werther ou du Cid. "Ah lève toi, soleil" de Roméo et Juliette, est admirable de legato et de souffle, tout comme l'air de la fleur de Carmen : le tempo lent du chef renforce peut-être un certain côté "concert" propre à ce genre de production un peu commerciale. Beczala donnera le meilleur de lui- même dans La Damnation de Faust (un "Merci doux crépuscule" d'anthologie), ou dans les extraits d'opéras français de compositeurs italiens : air de Fontainebleau du Don Carlos de Verdi, et airs de La Favorite et de Dom Sébastien, roi de Portugal de Donizetti. Deux perles enfin : la grande scène de George Brown attendant la Dame blanche, "Viens, gentille dame", du chef-d'oeuvre de Boieldieu, finement détaillée (et bravo au cor solo !), et le duo de Saint-Sulpice dans la Manon de Massenet, où il est rejoint par une Diana Damrau séductrice en diable : final magistral pour un récital qui ne l'est pas moins. Alain Altinoglu, dont on connaît les affinités avec le répertoire français, est un partenaire idéal.
Son 10 - Livret 9 - Répertoire 10 - Interprétation 10
Héroïque - French Opera Arias
Bryan HYMEL (ténor), Choeur Philharmonique Tchèque de Brno, PKF-Prague Philharmonia, dir.: Emmanuel Vuillaume
2015-DD-72' 54''-Notice en anglais, allemand et français-Textes chantés inclus-Warner Classics 08256461 79503
Le benjamin des trois ténors de cet article (36 ans le 8 août) est devenu célèbre - comme souvent - par un remplacement au pied levé : celui de Jonas Kaufmann en 2012 à Covent Garden, dans le rôle d'Enée des Troyens de Berlioz. Il a accompli une carrière exemplaire depuis lors, se spécialisant dans ces personnages héroïques dont l'opéra français abonde. Le titre de son album est donc pertinent. Hymel s'en explique dans l'avant-propos de la notice : il est tout simplement passionné de ce répertoire, qu'il interprète sur scène. Il fut ainsi un Robert le Diable très caractérisé, de Meyerbeer, toujours à Covent Garden, que j'ai eu le plaisir de critiquer ici-même. Le récital débute par un formidable "Asile héréditaire" de Guillaume Tell, bien soutenu par Emmanuel Villaume, que l'on félicitera pour la tenue de son accompagnement tout au long du CD. Verdi n'est pas en reste, avec des extraits de Jérusalem et des Vêpres siciliennes. Le haut du pavé est tenu par des compositeurs français, tout de même, et non des moindres. Deux Berlioz (Faust et Enée), la grande scène de Vasco de Gama à l'acte IV de L'Africaine de Meyerbeer (avec la cabalette "Conduisez-moi vers ce navire"), ou l'air de Jean dans Hérodiade de Massenet. Plus rare, l'air "Inspirez-moi, race divine" de La Reine de Saba de Gounod, dans lequel le ténor termine par un aigu éclatant, contrairement à Alagna, mais comme Villazon, aigu ne figurant pas dans la partition. Autre rareté, le même air du Sigurd de Reyer que chantait Alagna dans son CD chroniqué ci-dessus, où Hymel fait admirer son beau sens de la ligne mélodique. Cerises sur le gâteau d'un programme original : l'air si évocateur de l'adieu à la forêt dans L'Attaque du moulin d'Alfred Bruneau et -encore plus rare- un extrait de Rolande et le mauvais garçon d'Henri Rabaud. Il est extraordinaire de voir un jeune américain s'intéresser à ce répertoire !
Son 10 - Livret 10 - Répertoire 10 - Interprétation 10
Trois CD exceptionnels donc, qui témoignent de la vitalité éclatante du chant actuel et de celle, plus inattendue, du grand opéra français. Il ne s'agit pas d'un feu de paille, d'autres ténors se bousculant au portillon : Eric Cutler, John Osborn, Michael Spyres... La relève est là.
Bruno Peeters