Mots-clé : Carola Bauckholt

Lucilin invite le fantôme du piano sous les poutres des Capucins

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Rarement à la traîne quand il s’agit de faire connaître les musiques d’aujourd’hui, les musiciens de United Instruments of Lucilin endossent, à leur tour, le rôle de curateur à carte blanche dans un cycle au programme en forme d’ouverture, avide de sensibiliser les publics aux liens entre les musiques et, en particulier, avec celle des 20e et 21e siècles : électronique, vidéo, slam, poésie, improvisation, engagement sont certains des ingrédients qui émergent des éditions (mensuelles) précédentes, quand ce soir ce sont le texte et la réinvention aujourd’hui à partir d’œuvres d’hier qui décident du programme, donné à l’étage du Théâtre des Capucins, une pièce chaleureuse sous la charpente vernie où une cinquantaine de chaises attendent presqu’autant d’auditeurs -car les lieux aussi, parfois insolites, sont complices de cette envie de fouiner, de mettre son nez dans des endroits où l’acoustique ne se serait pas spontanément révélée.

L’idée du violoniste André Pons-Valdès pour ce Lucilin in the City #7 part de pièces pour piano de Brahms, Chopin ou Scriabine -fils révolté, le contemporain, né après la Seconde Guerre mondiale d’une tabula rasa radicale, entrouvre la porte à ses origines-, qu’il propose à des compositeurs de retravailler, selon leur point de vue actuel et pour un effectif instrumental qui joint clarinette (Max Mausen) et quatuor à cordes -exit le demi-queue, et le sous-titre du concert, Piano fantôme, s’impose. Il complète alors le tout des lectures de son ami Jean-Pierre Pinet -pédagogue, flûtiste et chef d’orchestre, il s’intéresse autant à la création contemporaine qu’à la musique ancienne-, dont la voix claire et convaincue introduit chaque morceau.

Rainy Days : « out of this world », de l’hypnagogique à l’étoile

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Comme il faut bien choisir et que le timing de Rainy Days concurrence celui d’Ars Musica, je me concentre sur son week-end de clôture, avec le goût de trop peu du gourmand raisonnable qui se passe de l’entrée au profit du dessert -ceci dit, au vu des surprises que je vais vivre, j’ai plutôt l’agenda heureux.

Les Strange worlds de Juliet Fraser

J’arrive place de l’Europe un peu plus tôt que prévu, juste à temps pour profiter de la voix de Juliet Fraser, soprano cofondatrice, avec James Weeks, de l’ensemble vocal Exaudi, qui adore fureter dans le neuf de la nouvelle musique et offre trois pièces, toutes écrites pour elle mais avec des utilisations de voix différentes, qu’elle interprète, seule sur scène mais en interaction si constante et étroite avec le matériel électronique qu’on y entend un duo.

Commissionnée par Fraser (elle tient à ce travail de nourrissage du processus créatif) avec l’idée de traiter de la crise climatique comme une façon de provoquer réflexion et action, Nwando Ebizie, afrofuturiste volontiers provocatrice et saboteuse des frontières entre genres, puise dans sa propre expérience d’une fausse couche pour imaginer la création de la lune, fruit du choc traumatique de notre (bientôt) Terre avec la proto-planète Théia, pour I birth the moon, exploration sonique du mythe de la création aux accents stellaires, traces émotionnelles des espoirs, des peurs et de cette conscience vive et floue à la fois de l’absurdité implacable de la vie -et de sa perpétuation, à nouveau en danger.

Il est le sound designer derrière la table de mixage, mais également le compositeur de The Book of Sediments, œuvre commandée, elle aussi, avec le bouleversement environnemental en arrière-plan : Newton Armstrong y façonne tranquillement -et avec une délicieuse sensibilité au matériau sonore et à ses propriétés acoustiques- le lit sur lequel la chanteuse dépose sa voix, souffle et expire, relance le drone qui lui-même la relance, en résonnance avec la lente accumulation des sédiments marins au fil des millénaires -comme si on avait le pouvoir, le temps du morceau, de dévisager un processus que le temps rejette pourtant loin de notre portée.

Dans The mouth, sons enregistrés et sons live ont tendance à se confondre, les premiers provenant d’ailleurs essentiellement de celle qui ajoute sur scène ses souffles, soupirs, claquements de langue, des lèvres ou des mâchoires (des trois, c’est la pièce la plus physique, qui implique une lutte de l’interprète pour combattre ses propres freins, corporels ou psychologiques), parfois quelques mots ou de courtes phrases, rarement repérables en tant que tels, expérimentation conceptuelle menée par une Rebecca Saunders qui se focalise sur le seuil qu’est la bouche, porte frontière entre intérieur et extérieur, espace intermédiaire entre la petite voix de notre moi et celle par laquelle nous nous adressons au monde, aux autres -avec une volonté de communiquer à la clarté parfois défaillante et un ratissage qui retient les gros morceaux, ceux que nous gardons à l’intérieur et qui n’ont pas le droit de fuser à l’extérieur.

« Plugged in », la musique s’entend mieux avec les yeux

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A la Philharmonie Luxembourg, l’espace Découverte, c’est la petite salle dédiée aux assemblées restreintes et aux musiques expérimentales (les premières répondent souvent aux secondes) et je m’y installe à temps pour écouter l’interview de deux membres de l’Eunoia Quintett (un nom en cinq voyelles et une seule consonne qui évoque la beauté de la pensée), menée par Lydia Rilling (qui prend dès le 1er mars la direction artistique du Donaueschinger Musiktage) -ma connaissance de l’allemand est telle que je regarde plus que je n’écoute, me repérant au non-verbal et à certains mots suffisamment germaniques pour me laisser deviner leur sens : qu’importe, cette mise en bouche joue efficacement le rôle de préliminaires.

Judgeheads, la première des quatre compositions au programme de ce soir, écrites pour l’ensemble bâlois à la large palette de timbres, est née de l’imagination d’Andreas Frank (Allemagne), qui dispose les musiciens en un grand V, dont la voix est la pointe : chevillée à son pupitre (d’accusée ?) et violemment éclairée, elle mélange allemand, français, anglais (d’autres émettent des onomatopées) pendant qu’électronique et percussions sont manipulées par des mains -de petits écrans carrés à l’avant-plan nous cachent les instrumentistes aux extrémités du V- dont les alter ego saccadent les mouvements en ombres chinoises sur un deuxième rang de carrés blancs-, et que trombone et violoncelle permutent leurs places.

Rauque, guttural, comme se frayant un chemin (celui de la voix qui s’exerce, qui vocalise), le chant qui entraîne chacun des interprètes est le fil rouge du travail de Santiago Diez Fischer (Argentine) dans Birds for a while : lente et subtile progression d’une musique en suspension, où les instruments sont plus ou moins préparés (la baguette dans les cordes du violoncelle, les gestes directement dans le corps du piano, les percussions tout en chuintements), incantation à la légèreté des sons, la pièce, organique, fascine.