Au Semperoper de Dresde, j’étais plus que curieux de découvrir si et comment une autre mise en scène pouvait rendre compte de cet opéra fascinant qu’est « Innocence » de la compositrice finlandaise Kaija Saariaho, qui avait tant bouleversé le Festival d’Aix-en-Provence en juillet 2021. Tous en étaient ressortis avec une impression d’accomplissement définitif.
Le livret de Sofi Oksanen et d’Aleksi Barrière nous invite à un mariage. Un mariage qui très vite va laisser sous-entendre et finir par révéler le terrible passé qu’il espère conjurer. Le marié est en effet le frère d’un jeune homme qui, dix ans plus tôt, a massacré ses camarades de classe d’une école internationale. Deux récits se conjuguent, celui du mariage vite perturbé, celui du massacre revisité, des récits inextricablement imbriqués. La mère d’une jeune morte s’est fait engager comme serveuse au mariage ; les fantômes des victimes, dont celui de sa fille, resurgissent ; le réel rejaillit du passé, un réel qui n’a jamais été vraiment explicité ni assumé. Un réel qui va nous apparaître dans toute sa complexité et poser la question de « l’innocence ».
Ce livret est magnifiquement structuré dans cette conjugaison d’un passé obsédant et d’un présent qui s’espère rédempteur. Il crée un climat oppressant en nous confrontant aux traumatismes sans fin des survivants, aux velléités d’oubli de la famille du meurtrier, à la douleur sans appel d’une maman, au dévoilement progressif de ce qui s’est vraiment passé. Ce qu’il met en évidence, c’est combien une réalité n’est presque jamais réductible à un schéma réconfortant ; un coupable et des victimes. Non, la vérité est au-delà des apparences simplificatrices ; une vérité qui nous engage tous, qui nous implique. Un petit geste, une petite réaction, ce que l’on croit être une plaisanterie, peuvent, combinés avec d’autres, devenir rouages d’un engrenage fatal.
Le Festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence fête son 75e anniversaire, voilà qui manifeste une magnifique pérennité faite de créations dont beaucoup n’ont pas été oubliées. Cet anniversaire, il en inaugure les festivités de façon originale.
Une re-création !
Au programme, L’Opéra de quat’sous de Brecht-Weill ! Et non pas le Die Dreigroschenoper, la version allemande originellement créée à Berlin en 1928 et que nous aurions vécue avec des surtritres. L’œuvre a été retraduite par Alexandre Pateau, avec des mots, des expressions, des registres de langage d’aujourd’hui. Sans sollicitation, en toute fidélité aux propos originaux. Ce texte nous atteint donc directement.
Mais surtout, ceux qui interprètent cette partition chantée-parlée, ne sont pas des chanteurs qui jouent (et l’on sait combien le plus souvent leur diction est apprêtée), mais bien des comédiens qui ont appris à chanter. Et quels comédiens puisqu’il s’agit de ceux de la Comédie-Française. Sans rien perdre de la précision et de l’énergie de leur jeu, ils ont accompli un travail remarquable. Certains d’entre eux sont époustouflants de vérité vocale. Ils dansent aussi (chorégraphie de Johanna Lemke).
C’est à une originale, étrange, belle et pertinente expérience lyrique que Cordelia Lynn, la librettiste, Sivan Eldar, la compositrice, Maxime Pascal, le chef d’orchestre, et Sylvia Costa, la metteure en scène, nous ont invités avec leur Like Flesh auparavant créé à l’Opéra de Lille, et justement récompensé du prix FEDORA pour l’Opéra 2021.
C’est doublement que cet opéra de chambre bien d’aujourd’hui nous emmène au cœur de la forêt, dans sa thématique et dans ses moyens musicaux et scénographiques.
Une femme a suivi son mari, un bûcheron, dans la forêt. Elle s’étiole dans cette vie qui n’est que destruction, abattage encore et encore, soumission aux façons d’être suicidaires de nos sociétés. Le surgissement d’une étudiante, qui va l’aimer, précipite sa destinée : elle se métamorphose en arbre. La voilà désormais au cœur de la forêt.
La partition de Sivan Eldar, interprétée en direct dans la fosse par des membres de l’Orchestre de l’Opéra national de Lorraine et traitée informatiquement grâce à Augustin Muller de l’IRCAM est telle que nous aussi, les spectateurs, nous voilà désormais au cœur de la forêt.
Une soixantaine de haut-parleurs ont en effet été disséminés dans la salle, sous les fauteuils, immergeant le public dans des sonorités mouvantes, pareilles aux bruissements, aux souffles, aux balancements des arbres dans une forêt. Fascinante expérience sonore qui, de spectateurs distanciés, nous métamorphose en témoins impliqués.