Turandot grandiose et pétrifiée sous les lumières de Robert Wilson

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Il rêvait de « roses et d’amour », d’un grand opéra exotique « sorte de Saint Graal chinois ». Mais Giacomo Puccini s’interrompit à jamais, six mesures d’orchestre après le cortège funéraire de Liù, la petite esclave sacrifiée, « Liù bontà… perdona... Poesia ». C’est dans cette version inachevée que fut créée, sous la baguette de Toscanini en 1926, la dernière œuvre de l’auteur de Manon Lescaut, Bohème, Tosca, Butterfly, Gianni Schicchi entre autres chefs-d’œuvre. Les compositeurs Franco Alfano, choisi ici, et Luciano Berio ont ensuite complété la fin de l’acte III.

Dans les faits, le destin voulut que la grande fusion amoureuse païenne entre Turandot et Calaf d’inspiration wagnérienne n’eût jamais lieu et cède le dernier mot à la fragile Liù. Aussi est-il permis de penser que la partition se suffit à elle-même et que Toscanini avait raison.

Sa richesse musicale frappe par les multiples influences qui s’y mélangent, prouvant l’intérêt de ce grand amateur de bolides pour son époque en même temps que la fidélité à sa terre natale. Ainsi de l’introduction de personnages bouffes de la commedia dell’arte (Ping, Pang, Pong) ou de la réflexion sur le mouvement (La Valse de Ravel comme les Ballets russes y font déjà allusion). Quant au Rossignol de Stravinsky qui met en scène un Empereur de Chine préférant à l’oiseau chanteur bien vivant, un rossignol mécanique, il est créé le 29 mai 1914 à l’Opéra de Paris, sept années avant la composition de Turandot.

L’attrait de l’exotisme, également, décuplé par les Expositions Universelles de 1889 et 1890 fascine Claude Debussy et toute l’avant-garde française tandis que Puccini va en renouveler l’approche d’une manière très personnelle avec Turandot, légende chinoise rêvée par le dramaturge vénitien Carlo Gozzi (1720-1806).

 A l’opposé de ce caractère composite, la stylisation monumentale de Robert Wilson (reprise de celle crée à Madrid en 2018) ses éclairages architecturés, une vidéo minimaliste, la gestuelle tour à tour statique ou saccadée, les costumes taillés au laser (excepté le retour consternant du complet-veston pour le trio comique) s’impose en bloc. Les tableaux sont puissants, ils captivent, monopolisent l’attention au point de figer l’imagination et d’engendrer une forme d’ennui.

Gustavo Dudamel qui fait ses débuts -très attendus et applaudis- à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Paris, prend des options identiques. Ainsi, dès la première mesure, la puissance déferle, saturée de couleurs, érodant reliefs et aspérités.

Or privilégier une seule approche modifie la nature et le sens de l’œuvre. A éluder toute intériorité, latinité, exubérance, fièvre spontanée et extravertie si caractéristiques de Puccini, la féerie se fige en un unique et très esthétique tableau, à l’image de cet empereur impuissant, suspendu aux cintres. En outre, cette aspect monolithique dégage une certaine forme de violence. Violence du personnage de Turandot -matière inerte et sans âme. Violence de la substance musicale dont le flux constant noie les attraits orientalisants, l’élégance de conception et ces trouvailles d’orchestration qu’admirait tant Ravel. Violence enfin dans la représentation de la cour impériale : statues et pantins désarticulés dont l’humanité se réduit à un théâtre d’ombres anonymes.

 Plus concrètement, les postures artificielles des chanteurs ne facilitent pas le naturel et le confort de l’émission. L’immobilité sur un plateau vide ou en rang d’oignons face au public (pratique généralement considérée comme le summum de la ringardise) constitue, en effet, un défi aussi fatiguant qu’anti-musical. Aussi Elena Pankratova ne parvient-elle pas, en dépit d’une technique assurée, à faire miroiter les séductions vocales de la princesse frigide. De son côté, Gwyn Hughes Jones, Calaf de belle stature physique, mobilisé par ses difficultés de projection, se trouve sans réserve de nuances et de legato au moment crucial du « Nessun dorma ». Timur (Vitalij Kowaljow) et l’Imperatore (Carlo Bosi) offrent un chant solide aux belles nuances sombres tandis que les trois philosophes Ping (Alessio Arduini), Pang (Jinxu Xiahou) et Pong (Matthew Newlin) excellent aussi bien ensemble que séparément. L’équilibre des tessitures de chacun, leur mélange harmonieux, leur endurance compensent la lugubre pantomime imposée par la scénographie. Les chœurs, en recherche d’homogénéité, se sont disciplinés sous la direction de Ching-Lien Wu et occupent efficacement leur place charnière. Enfin, Guanqun Yu (Liù) peu à l’aise en ses premières interventions (« Signore, ascolta » assez impersonnel) parvient avec son dernier air « Tu, che di gel sei cinta » magistralement conduit, à susciter l’émotion, donnant enfin chair à cette Poésie–Musique tant aimée par le compositeur.

Paris, Opéra national de Paris,  5 décembre 2021

Bénédicte Palaux Simonnet

Crédits photographiques : Charles Duprat / Opéra de Paris 

 

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