Un regard authentique sur la Dixième de Chostakovitch, par la Philharmonie de l’Oural

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Dimitri Chostakovitch (1906-1975) : Symphonie no 10 en mi mineur opus 93. Dmitry Liss, Orchestre philharmonique de l’Oural. Live, novembre 2021. Livret en anglais, français, russe. TT 50’43. FUG 809

À notre époque où le grand répertoire symphonique ne s'enregistre plus à tour de bras (combien d'intégrales chostakoviennes sans compter les disques isolés ?!), et même si ce sont deux live, rien de banal qu'un label affiche à son catalogue la même œuvre et le même chef à trois années d'intervalle ! Car Dmitry Liss s'était déjà illustré en public en octobre 2018 avec la Philharmonie Zuidnederland : une captation qui, selon Ayrton Desimpelaere, « mérite sa place au côté des versions les plus respectées. » Pour s’en tenir aux deux dernières décennies, le sommet de la discographie compte Dimitri Kitaïenko à Cologne (Capriccio, mars 2003), Vasily Petrenko à Liverpool (Naxos, septembre 2009) et Gianandrea Noseda à Londres que nous avions primé en mars 2021.

Le livret rappelle comment cette symphonie, écrite juste après la mort de Joseph Staline en mars 1953, enclencha un dégel dans la musique soviétique, prompt à se libérer de l’oppression et des faux-semblants. Au-delà des évidentes références (le fulgurant Allegro fut tôt identifié comme une caricature au vitriol du défunt tyran) et autocitations (récurrence du motif DSCH), et par-delà les développements conflictuels du long premier mouvement, la Dixième reste un des accomplissements formels du compositeur russe, voire son chef-d’œuvre. C’est la seule des quinze qu’enregistra Herbert von Karajan pour Deutsche Grammophon, à deux reprises d’ailleurs.

Le dos du digipack rappelle que Dmitry Liss estime se rapprocher de cette symphonie, parmi ses préférées, à chaque fois qu'il la dirige, notamment avec son orchestre sibérien qui l’a jouée dans toute l'Europe. L'écoute de ce concert du 22 novembre 2021 ne fait que confirmer cette affinité, probablement alimentée par l’atavisme culturel et la géographie, à l’instar des témoignages désormais historiques de Kirill Kondrachine, Ievgueni Mravinski, Guennadi Rojdestvenski, ou Ievgueni Svetlanov, chez le label national Melodiya.

Intrinsèquement ardu à structurer dans sa coulée progressivement intensifiée, le vaste Moderato atteste l'aisance architecturale et émotionnelle de Dmitry Liss, cela sans traîner (le second thème, initié par le flûte, s'entend déjà à 5'48), et même si la tension du sinueux premier thème, fût-elle larvée, ne se maintient pas à l’égal d’un Efrem Kurtz avec le Philharmonia (RCA). En soutirant le pathos mieux qu’il ne surligne les angoisses, le geste de Dmitry Liss n'est peut-être pas aussi impitoyable que le gerçant vent de tragédie d'un Mravinsky. Mais l'imperturbable gestion impressionne, notamment pour le climax de feu et d'acier, où dans sa salle d'Ekaterinbourg la percussion (caisse claire, timbales) claque comme une artillerie.

Pour le lapidaire Allegro, la sulfureuse satire exaltée par Kurt Sanderling (Eterna, février 1977) s’impose toujours dans les mémoires. Dans la même veine cinglante, on mentionnera Bernard Haitink avec le London Philharmonic en un jour de fureur (28 août 1986, un live regrettablement méconnu et en tout point captivant, au Royal Albert Hall, bien plus spontané que le maillon de son intégrale pour Decca). Moins frontal, abrasif ou péremptoire, Dmitry Liss bénéficie toutefois de pupitres sveltes et impérieux, qu'il plie à une vision plus moqueuse que lapidaire (les glissandi d'archets, qu'on entend rarement dans d'autres interprétations). La violence se veut plutôt persifleuse qu’assassine. Une lecture arsouille qui n'oublie pas d'être spirituelle, et dont les bourrasques, négociées en souplesse, main de fer dans un gant de velours, s'avèrent d'une sonorité et d'une conception parfaitement authentiques. Un idiome à applaudir à l'heure de la standardisation internationale des orchestres et des baguettes.

Après la force dramaturgique puis corrosive des deux premiers mouvements, l'Allegretto instille un havre de répit, s'intériorise : la conscience de l'auteur semble d'abord s'interroger sur la disparition du sinistre régime, avant que la vindicte ne surgisse par un grotesque manège, où la caricature nargue sans renoncer à se faire peur. Les humeurs ambivalentes et insaisissables de ce tableau sont difficiles à unifier, or l'on doit avouer que l'Orchestre de l'Oural tend à édulcorer la première section, pour mieux réussir les conséquents épisodes parodiques.

Les aigrelettes ruminations qui introduisent le Finale vont confluer vers une démonstration de bravoure où Chostakovitch élance une course sarcastique, pour pilonner les absurdités du despotisme tout en placardant un optimisme forcené. Le 176 à la noire que la partition prescrit pour l'Allegro assigne une exigence de vélocité, quasiment jamais respectée d'ailleurs, -certains chefs comme Dohnányi à Cleveland (Decca) la contrebalançant par un luxe hédoniste. On doit hélas admettre que, si intelligemment animée soit-elle, notamment dans la conclusion raclée et matraquée, la présente prestation n'efface pas le souvenir des alternatives les plus virulentes -parmi nos virtuoses favoris, Karajan en 1981 (DG), échevelé à souhait, semant l’incendie chez ses Berlinois, coupe toujours le souffle.

Christophe Steyne

Son : 8 – Livret : 8 – Répertoire : 10 – Interprétation : 8

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