Un regard renouvelé et inspiré sur les quatuors à cordes de Schubert par l’Alinde Quartett. 

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Franz Schubert (1797 - 1828) : Quatuor à cordes n° 13 en la mineur D 804 (opus 29 n°1) – Bartolomeo Dandolo Marchesi (né en 1994) : Ach, Alinde ! (2023, hommage à Schubert) pour quatuor à cordes - Franz Schubert : Quatuor à cordes n° 8 en si bémol majeur D 112 (opus posth. 168). Alinde Quartett.  2022 et 2023. Livret en allemand et en anglais.  71’24’’ Hänssler classic HC24020.

Le producteur allemand Hänssler propose sur le rythme régulier d’un CD par an l’intégrale des quatuors à cordes de Franz Schubert par le Quatuor Alinde. Le troisième volume paru fin 2024 est particulièrement réussi et augure d’une intégrale de grande qualité. Après plusieurs changements au sein de la formation constituée en 2017, le Quatuor Alinde regroupe actuellement des jeunes et talentueux musiciens aux activités musicales particulièrement éclectiques. D’horizons différents, trois d’entre eux sont d’origine italienne Eugenia Ottaviano, Guglielmo et Bartolomeo Dandolo Marchesi, alors que la talentueuse altiste Erin Kirby est native d’Atlanta aux Etats-Unis. Basés à Cologne, les membres du Quatuor Alinde appartiennent à des formations orchestrales allemandes prestigieuses, participent à diverses formations de musique de chambre et pratiquent aussi régulièrement la musique baroque à un haut niveau. Depuis 2020, le Quatuor Alinde enregistre les quatuors à cordes de Schubert dont l’intégrale s’achèvera en 2028, pour la célébration du bicentenaire de la mort du compositeur. 

Pour commémorer un événement musical important, les labels discographiques prennent depuis quelques années l’habitude d’élaborer sur une longue période un projet musical particulier, portant le plus souvent sur une intégrale. Cette période de gestation est mise à profit par les interprètes pour mûrir les œuvres et en présenter des versions très abouties, que ce soit en concert ou au disque ; c’était par exemple le cas en 2000 avec le « Bach Cantatas Pilgrimage » présentant l’intégrale des cantates par John Eliot Gardiner pour le 250ème anniversaire de la mort de J.S. Bach, c’est actuellement le cas avec l’intégrale en cours des symphonies de Joseph Haydn par le Giardino Armonico et le Kammerorchester Basel dirigés par Giovanni Antonini qui s’achèvera en 2032, pour le tricentenaire de la naissance de Haydn. Si ces projets à long terme permettent d’obtenir un résultat cohérent, mûri et parfaitement abouti, le temps de réalisation peut entraîner naturellement quelques changements au niveau de la formation. C’est le cas concernant les membres du Quatuor Alinde où le violoncelliste Bartholomeo Dandolo Marchesi a remplacé son confrère Moritz Benjamin Kolb. Cependant ce changement n’altère en rien la vision d’ensemble du Quatuor Alinde qui privilégie une beauté sonore particulièrement fusionnelle, tout en conservant à la musique de Schubert cette tendresse parfois contemplative teintée de désespoir. Leur lecture baignant dans une lumière toute latine apporte un surplus de chaleur et de rondeur à ces œuvres, rappelant parfois les sonorités du Quartetto Italiano. On ressent dans l’interprétation du Quatuor Alinde toute l’admiration et le respect des musiciens pour le compositeur viennois. Le nom de la formation provient d’ailleurs d’un Lied tardif de Schubert datant de janvier 1827 : Alinde (D 904), sur un texte de Johann Friedrich Rochlitz (qui était aussi un proche de Beethoven). Dans ce Lied, un homme recherche sa bien-aimée à la tombée de la nuit ; il interroge successivement un moissonneur, un paysan, un pêcheur et un chasseur mais aucun d’entre eux n’a vu Alinde, trop occupés par leurs activités. Désespéré, l’homme l’appelle une dernière fois dans une complète solitude et cela, avec tant de ferveur et d’amour que la belle finit par apparaître : « Tu me cherchais si fidèlement, me voilà ! ». Cependant cette apparition nocturne, se fait loin des activités humaines, à la manière d’un spectre invisible pour le commun des mortels. Ce Lied traite d’amour, de fidélité, d’inquiétude, et aussi de la mort, résumant ainsi tous les thèmes si chers et récurrents pour Schubert. Il est donc évident que pour cette nouvelle intégrale, le Quatuor Alinde recherche une sonorité particulièrement expressive et appropriée au langage schubertien, celui-ci étant basé sur le très fragile équilibre entre l’expression intime et la beauté instrumentale quasiment fusionnelle qui illumine cette musique.  

Avec l’œuvre vocale et l’œuvre pour piano, le Quatuor à cordes est l’un des genres musicaux préférés de Schubert qui l’accompagnera durant toute sa période créatrice, du premier Quatuor D 18 composé à treize ans jusqu’à l’ultime quinzième Quatuor en sol majeur D 887, composé en 1826, seulement deux ans avant sa mort. Il semblerait d’après Otto Erich Deutsch que Schubert ait composé dans sa vie une vingtaine de quatuors à cordes, dont à ce jour il n’en reste que quinze exploitables, les autres ayant été perdus, détruits ou restés à l’état d’esquisses. Par son équilibre formel et sa très large tessiture le quatuor à cordes permet à Schubert d’exprimer tout son ressenti de façon particulièrement intime en passant par tout le spectre des sentiments humains, du plus aimable (comme le Menuetto du Quatuor D 112 figurant dans le présent enregistrement) au plus âpre et désespéré (comme l’Allegro molto moderato du Quatuor D 887).

La première œuvre figurant dans ce disque est le treizième Quatuor en la mineur D 804. Composé en 1824, l’antépénultième quatuor de Schubert est l’un des plus célèbres et il est le seul à avoir été joué en public (hors du cercle de la famille ou des amis) et à avoir été publié du vivant de Schubert. Il montre l’épanouissement du langage schubertien dans les dernières années de sa vie. Contemporain du quatorzième quatuor D 810 (La jeune fille et la mort), il possède comme ce dernier un dramatisme exacerbé, et tout particulièrement dans le premier mouvement. Au moment de sa composition, Schubert vit dans un profond dénuement matériel et il est déjà gravement malade (il sait désormais qu’il ne pourra pas guérir de la syphilis dont il est atteint). Il exprime dans ce quatuor toute sa détresse et son affliction. Si son état physique se dégrade, il redouble cependant de créativité musicale tout en se retournant sur ses œuvres passées. Ainsi, le quatuor comporte plusieurs références thématiques à ses œuvres antérieures, mais il les formule dans une expression totalement nouvelle. Dès les premières mesures de ce treizième quatuor, Schubert plonge l’auditeur dans ce climat douloureux et inquiet en employant un tempo mouvant et instable proche de son Lied « Gretchen am Spinrade D 118 (Marguerite au rouet), composé à seulement dix-sept ans. 

Comme souvent dans sa dernière période créatrice, Schubert fait alterner des mouvements chargés de sentiments divers, voire opposés : Certains expriment une profonde mélancolie (comme les deux premiers mouvements de la sonate en si bémol D 960, ou les deuxièmes mouvements du quatorzième Quatuor « la Jeune fille et la Mort » D 810 et du Quintette à deux violoncelles D 956). D’autres intègrent même des passages exprimant une rage combative (passage central du deuxième mouvement de la sonate en la majeur D 959, premier mouvement du quinzième Quatuor D 887). A ces mouvements tendus et douloureux, Schubert alterne avec des passages plus sereins, sans pourtant être joyeux. Ce treizième quatuor en D 804 est plus connu sous le titre de Quatuor Rosamonde car il utilise un thème que l’on retrouvera à plusieurs reprises dans ses œuvres, que ce soit dans le troisième entracte de la musique de scène de « Rosamunde, Königin von Zypern » (Rosamonde reine de Chypre) D 797 ou dans le thème de l’Impromptu en si bémol majeur opus 142 n°3 (D 935). Dans son troisième mouvement le quatuor D 804 fait aussi une allusion musicale au Lied « Die Götter Griechenlands » (Les dieux de la Grèce) D 677. Ce treizième quatuor est l’un des plus beaux et des plus prisés, que ce soit par le public ou par ses interprètes. Tous louent ses atmosphères changeantes, mais aussi son langage intériorisé et frémissant si typique de sa dernière phase créatrice. 

Après les « hommages à Schubert » figurant dans les précédents volumes (« Unbegun » de Thomas Kotcheff et « Fever Sketches » de S.J. Hanke) la brève pièce contemporaine figurant sur ce troisième volume a été composée cette fois par Bartolomeo Dandolo Marchesi, le violoncelliste du Quatuor Alinde. L’œuvre datant de 2023 fait directement référence à la formation puisqu’elle s’intitule « Ach Alinde ! ». Comme l’indique Bartolomeo Dandolo Marchesi, cet hommage intemporel perpétue le riche héritage musical qui s'étend de la splendeur du baroque aux rythmes palpitants, en se prolongeant jusqu’à la musique populaire contemporaine. Comme son titre l'indique, la pièce s'inspire du Lied éponyme de Schubert, mais est transposée en tonalité mineure. Ce qui commence comme un appel intime et mélancolique se transforme en un cri désespéré pour Alinde, sa bien-aimée. Bartolomeo Dandolo Marchesi précise : « Il y a plusieurs tentatives pour échapper à l’angoisse de la disparition d’Alinde et retrouver enfin l'espoir ; de nombreux fragments musicaux tentent de le représenter. Mais malheureusement, celle pour laquelle son cœur se languit n'arrivera pas. En fait, elle est irrémédiablement éloignée de l’atmosphère du final presque déchaîné et fiévreux, où cette Alinde immatérielle est à jamais bannie du monde réel ». Cette œuvre composée de plusieurs séquences montre la grande habileté du musicien à traduire de façon concise (l’œuvre dure un peu plus de huit minutes) et éloquente toute la complexité du langage schubertien, flirtant constamment entre le tangible et l’irréel. L’œuvre de Bartolomeo Dandolo Marchesi recèle des sonorités chaleureuses et séductrices (mais néanmoins contrastées) que Schubert n’aurait certainement pas reniées.

La dernière pièce figurant sur cet enregistrement est un des quatuors de jeunesse de Schubert parmi les plus réussis. Bien que celui-ci ait été composé par un musicien qui n’a alors que dix-sept ans, ce n’est pourtant pas l’œuvre d’un novice en la matière ! Le langage du jeune compositeur s’affermit et devient plus intériorisé. Si l’œuvre s’inscrit dans une esthétique héritée de Mozart, de Haydn et bien sûr de Beethoven, le quatuor en si bémol majeur D 112 est très équilibré et montre une avancée notable dans son élaboration tant instrumentale que stylistique (notamment avec l’emploi de chromatismes). Les précédents quatuors étaient destinés à être joués au sein du cercle familial mais cette fois, Schubert le destine à un public plus large en tentant (vainement) de le faire éditer. Au moment de sa composition début septembre 1814, Schubert traverse une phase créatrice active puisqu’il vient d’achever sa Messe en fa majeur D 105 et procède aussi au remaniement du premier acte de son opéra « Des Teufels Lustschloss » (Le château des plaisirs du Diable) D 84. Le quatuor en si bémol est une œuvre conséquente en quatre mouvements, particulièrement aboutie qui comporte déjà tous les ingrédients du langage musical schubertien comme l’emploi de notes répétées ou de trémolos, un jeu de nuances subtil et spontané, l’emploi de mélodies simples, ponctuées par des silences éloquents. Ce quatuor sera composé en une semaine (du 5 au 13 septembre 1814). Au bas de la partition du premier mouvement, Schubert indique fièrement : « Achevé en quatre heures et demie ». 

Bien entendu, les grands quatuors à cordes de Schubert ont toujours été au programme des concerts et des enregistrements de formations prestigieuses. Parmi les plus célèbres citons le Quatuor Pro-Arte, le Quatuor Busch, le Quatuor Kolisch, l’Amadeus Quartett, l’Alban Berg Quartett, le Quartetto Italiano, le Prażák Quartet, l’Artemis Quartet etc…. Cependant si les intégrales des quatuors beethovéniens sont légion, il n’en est pas de même pour ceux de Schubert dont la production était plus inégale ou fragmentaire.  Les véritables intégrales schubertiennes ne sont pas si nombreuses qu’on pourrait l’imaginer. Elles débutent cependant à l’aube des années 1950 avec le Wiener Konzerthaus Quartett qui en proposait une interprétation (en mono) dans un style purement viennois. L’ère de la stéréo permettra de disposer dorénavant de plusieurs intégrales hautement recommandables, mais aux styles très diversifiés, avec le Melos Quartett de Stuttgart, l’Auryn Quartett, le Quatuor Modigliani et le Leipziger Streichquartett. Saluons d’ailleurs le producteur Hänssler qui, avant de confier cette nouvelle intégrale au Quatuor Alinde, proposait dès 2017 une précédente intégrale sous les doigts du Quatuor Verdi qui, outre les quinze quatuors constitués proposait plusieurs pièces pour quatuor à cordes moins connues (Ouverture D 8 – 5 Menuets & 5 Danses allemandes D 89 – Menuet D 86), et aussi le Quintette à deux violoncelle D 956.

La future intégrale du Quatuor Alinde comportera six volumes, et ces jeunes artistes apportent à ce répertoire si particulier leur propre regard dans une esthétique actualisée. Ils offrent de surcroit un commentaire musical pertinent sur le style et sur l’importance et la place de la musique de Schubert au 21ème siècle. 

Notes : Son : 9 Livret : 8,5 Répertoire : 9 Interprétation : 9,5

Jean-Noël Régnier  

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