Black Museum : François Villon et Grand Corps Malade refont le monde

par

Black Museum. Bruno Letort (1963-) ; David Krakauer; Evan Ziporyn ; David Torn ; David Linx ; Mike Ladd ; Régïs Boulard ; Dominique Grimaldi ; Christian Zanési. 51’25" – 2024 – Livret : anglais. Soond. SND24010. 

On pense souvent à lui en rapport avec Ars Musica (il est le directeur du festival), mais c’est oublier un peu vite le versant compositeur de Bruno Letort (en matière d’activités musicales, l’homme, pieuvre, a plus d’un tentacule), qui accumule, mine de rien, les partitions. Le déroutant Black Museum (qui paraît bien sûr chez Soond, le label qu’il dirige) débute par The Windshield, pérégrination appétissante de souffles imperceptiblement hétéroclites (contrebasse roulante et cymbales annoncent toutefois la couleur), qui se transforme à mi-parcours (moment que le violon-patrouilleur se charge de délimiter) en un flow locomoteur (le spoken word du rappeur US Mike Ladd, rond dans son rôle -le texte est de Laurie Anderson) dont je comprends l’évidence mais que j’ai du mal à intégrer (le syndrome Love on the Beat, l’album funk américain de Serge Gainsbourg : bon mais plaqué), même si Black Night, qui poursuit dans un mood similaire (les deux pièces sont cosignées par le clarinettiste américain David Krakauer, aficionado de musique klezmer), au tempo adouci, déploie mieux une présence qui vient de l’intérieur -Krakauer est authentiquement craquant. Le morceau-titre gagne sa place, anecdotiquement par son ampleur, et principalement par le doigté mis au service d’une vision structurée par les cordistes et le guitariste (électrique) David Torn (dont le jeu, dans la deuxième partie du morceau, approche l’immersion dont Fripp & Eno s’étaient fait une spécialité fin des années 1970) : ici aussi, la pièce tisse un lien (intimement réussi) entre deux mondes -le tricotage d’un musicien qui aime tremper ses oreilles dans des bains sonores aux sources, peut-être pas toujours recommandables, mais vivifiantes ; la preuve avec le déchiré Ecstatic Grey Limit, où les interventions de Torn, entouré d’un effectif similaire, font l’essentiel de l’avant-plan.

Letort désarçonne encore avec l’intro rythmique appuyée (et pertinente) de Black Magic, (le plus souvent il manie lui-même claviers, électronique et percussions), cette fois coécrit avec le clarinettiste (ici, basse) américain Evan Ziporyn (cofondateur du Bang on a Can All-stars), un autre biais dans le floutage des frontières intergenres, au sein duquel le quatuor Amôn se ménage un lutrin, puis un autre. C’est la voix (jazz et belge) de David Linx (avec Ziporyn, il est crédité à l’écriture) qui, avec le synthétiseur, tient le front de scène dans Newspaper (un autre texte de Laurie Anderson) -en tout cas après le premier tiers : si j’apprécie les frémissements de la clarinette basse du début, je n’accroche ni au spoken word ni au clavier qui me rappelle Andrew Poppy.

Deuxième longue pièce du disque, Stupid Clock , qui voit le retour de la guitare de David Torn, intègre les sonorités du Cristal Baschet (un métallophone à friction, évolution de l’euphone) et du waterphone (un autre instrument à friction), les deux aux mains de Thomas Bloch, spécialiste des instruments rares, aux interventions du quatuor Tana -le tout rythmé par la ténacité du charleston. C’est un dernier « Black », Black Oscillations, qui conclut le disque : retour en force des cordes (deux violons, trois altos, deux violoncelles, une contrebasse), alimenté (outre celle du compositeur) par l’électronique de Christian Zanési (ancien directeur artistique du Groupe de Recherches Musicales) et illuminé par un trille qui transperce l’esprit. 

Black Museum, à l’illustration de couverture signée François Schuiten, sort des sentiers battus et, à ce titre, prend des risques -bienvenus : fusion des influences (contemporain, jazz, rap, rock), diversité des interprétations (musiciens d’origines et de traditions divergentes) et des enregistrements (New York, Bruxelles, Paris), parti-pris sonores (le grésillement de Black Oscillations, l’électricité de la guitare, les choix percussifs) ; la grammaire musicale de Bruno Letort, c’est un peu François Villon et Grand Corps Malade refaisant le monde, on ne comprend pas (tout) tout de suite, mais on sent que ces gars ont quelque chose à dire.

Son : 9 – Livret : 5 – Répertoire : 8 – Interprétation : 9

Chronique réalisée sur base de l'édition digitale.

Bernard Vincken

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