Réédition audiophile du Tchaïkovsky épuré d’Abravanel, -les deux dernières symphonies

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Piotr Ilitch Tchaïkovsky (1840-1893) : Symphonie no 5 en mi mineur Op. 64 ; Ouverture 1812 Op. 49 / Symphonie no 6 en si mineur Op. 74 ; Hamlet Op. 67a. Maurice Abravanel, Orchestre symphonique de l’Utah. 1974, rééd. 2023. Livret en anglais. VOX-NX-3023CD (TT 61’37) ; VOX-NX- 3024CD (TT 62’09).

En six albums, le label Naxos vient de rééditer le valeureux corpus orchestral tchaïkovskien initialement réalisé sous la production de Marc Aubort et Joanna Nickrenz, d'Elite Recordings, et publié voilà un demi-siècle. Notre article au sujet des trois premières symphonies rappelait quelques repères biographiques sur ce chef né à Salonique, dont la carrière s’associa à l’Orchestre de l’Utah pendant plus de trois décennies (1947-1979). Son enregistrement de la symphonie no 4 révélait encore une approche épurée, sans débordement affectif, que l’on retrouve toujours ici dans cette remasterisation des no 5 et no 6. Maurice Abravanel s’y révèle fidèle à son credo esthétique qui ouvre une troisième voie entre les pôles germaniques et slavisants : tact, clarté des exposés, et refus des outrances. Des vertus de quintessence dont la discographie mérite de garder trace, dans la lignée d’Igor Markevitch, face à une tradition interprétative habituellement plus dense ou sanguine.

On sera surpris par l’introduction particulièrement lente appliquée à l’opus 64, où les clarinettes livides délaient le thème du destin dans des teintes laiteuses. Magnifiée par les soins audiophiles de Mike Clements et Andrew Walton, l’ample acoustique laisse flotter les cordes dans des éthers qui désincarnent l’Allegro con anima. L’extrême transparence de la captation contribue aussi à cette impression fantomatique. Sous cette baguette modératrice, l’Andante cantabile chante sans passion, voire sans enjeu expressif, ce qui est plus regrettable, et même si le maestro empresse judicieusement les points névralgiques. Ces convergences reflètent combien les tempi sont pensés, permettant une juste tension du discours. Un Finale fuselé sans tapage avère comment Abravanel, en fief mormon, canalise les énergies en toute rigueur.

La vectorisation du territoire expressif et la légèreté de la trame orchestrale décantée par la phalange de l’Utah ne seront pas du goût de tous. Nous sommes aux antipodes du puissant imaginaire d’un Paul van Kempen à Amsterdam (Philips). Mais globalement : cette lecture astringente, stratifiée, réduite à ses lignes de forces, instaure une sorte de calque propice à un fascinant graphisme. La dialectique du fatum s’efface au profit d’une analyse texturaliste. Cette esthétique ne s’est pas démodée, contrairement à d’autres styles emphatiques et ultra-romantisés. Giuseppe Sinopoli à Londres (DG) et bien sûr Evgueni Mravinski avec sa Philharmonie de Leningrad (Melodiya/DG) comptant toujours parmi les synthèses les plus efficaces et acclamées.

On n’osera pas parler de senza vibrato, mais les lignes peignées, les couleurs polarisées permettent en contrepartie d’intéressantes recherches sur le phrasé. Ainsi dans l’éveil de la symphonie no 6, le calme bourgeonnement des violoncelles, préparant à un Allegro non troppo qu’Abravanel soustrait à la prostration autant qu’à l’urgence. Les vagues de pathos se trouvent aplanies par une direction intellectualisée, qui n’est pas sans rappeler la conceptualisation de Pierre Monteux à Boston (RCA). À contrecourant des témoignages incendiaires : une élégante lecture dont la coda semble la conclusion d’un journal intime plutôt que l’aboutissement d’un psychodrame. Les élans de valse contrariés de l’Allegro con grazia s’effeuillent en bon ordre, rançon d’un geste presque versificateur. Une poésie toute classique s’en dégage. Râteau et non bulldozer : inutile de préciser que l’Allegro molto vivace, réfréné par cette lucide baguette, décevra ceux qui y cherchent un clinquant défilé. Négocié sans alanguissement, subtilement nervuré et quelque peu dégagé de ses réminiscences testamentaires, un Adagio lamentoso jardiné à larmes sèches conclut cette atticiste Pathétique d’Abravanel. À la plume, elle serait celle d’un Chateaubriand plutôt que d’un Hugo ou, resituée dans son terroir, plutôt celle d’un Pouchkine que d’un Tolstoï.

En complément de ces deux ultimes symphonies, les programmes incluent respectivement deux pages orchestrales. Fantaisie d’après Shakespeare, Hamlet n’est pas la plus connue de Tchaïkovsky, mais la narration rencontre ici une connivence raffinée, non dénuée de grandeur, qui explore les états d’âme du héros danois par des cordes éloquentes, et des cuivres disciplinés. La sonorité lumineuse et spatialisée nous vaut une Ouverture 1812 luisante comme un phosphore, relevant davantage de l’étude de timbres que de l’hypotypose. La régularité rythmique et la sage castramétation rationalisent le caractère martial qu’on attend de cette page démonstrative. L’affrontement des troupes russe et française semble entrevue du QG plutôt que vécue sur le champ de bataille. Les oreilles qui, à rebours de l’esprit de cette œuvre de circonstance, en souhaitent une sobre valorisation trouveront ici une alternative à Adrian Boult (Decca) ou Hermann Scherchen (Westminster). Les amateurs de spectacle (voire de décibels) en resteront à Nikolaï Golovanov (Melodiya), Antal Dorati (Mercury), Leopold Stokowski (Decca), Riccardo Muti (Emi) ou Leonard Bernstein (DG). 

Christophe Steyne

Son : 8,5 à 9 – Livret : 8 – Répertoire : 8 à 10 – Interprétation : 7 (Ouverture 1812) à 9 (symphonies)

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